CLIQUET ET MONIN : DEUX FIGURES DE BAGNARDS

Mise à jour du 29 décembre 2013

 

Hormis en ce qui concerne les publications des déportés de la Commune à l'île des Pins, la presse de Nouvelle-Calédonie n'a produit que rarement des illustrations au 19e siècle, D'autre part, si les "pensionnaires" du bagne constituaient en ce temps-là une importante fraction de la population dans la colonie, rares sont les condamnés à la transportation dont on peut connaître la personnalité aussi bien que le visage. C'est pourquoi il m'a paru intéressant de reproduire ici un article publié le 26 octobre 1888 dans L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie sous le titre "L'affaire Monin, Cliquet et Trompette", ainsi que les portraits des deux prévenus condamnés par le tribunal et figurant en première page du numéro suivant (30 octobre) accompagnés d'un résumé de la plaidoirie de l'avocat et du réquisitoire du procureur. Au fil du texte de l'article, on peut accéder par l'ouverture de liens à divers éclaircissements sous forme de documents annexes et de commentaires. 

 

 

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L'AFFAIRE MONIN, CLIQUET ET TROMPETTE

L'AVENIR DE LA NOUVELLE-CALEDONIE (26 octobre 1888)

 

TRIBUNAL CRIMINEL

 

L'Affaire MONIN, CLIQUET et TROMPETTE

 

Au Palais

 

La salle exiguë où se rend la justice à Nouméa se remplit bien vite ; des curieux dont l'attente ne sera pas déçue, des libérés venus là pour compléter leur instruction professionnelle, mais pas une dame. Le sexe féminin ne montre pas en Nouvelle-Calédonie la curiosité malsaine qu'on lui reproche en France, il mérite des félicitations d'autant plus vives que l'affaire d'aujourd'hui est plus intéressante.

Les trois acteurs mis sur la sellette ne sont pas des doublures, ce sont bel et bien des premiers rôles qui doivent trouver la scène étroite pour eux ; mais ils n'en font rien voir, ils travaillent leurs effets de leur mieux, et semblent attacher quelque importance au succès définitif.

À tout seigneur tout honneur.

 

CLIQUET

 

Occupe le premier rang ; né à Bonnières (Seine-et-Oise), le 21 mai 1844, Notaire à Mareuil-sur-Belle (Dordogne), Cliquet ne rappelait point du tout le type classique du Tabellion de campagne ; c'était un mondain aussi souvent à Paris que dans son étude ; il savait écrire en français ailleurs que sur du papier timbré et, en même temps que des obligations, commettait des pièces de théâtre. Une de ses œuvres : Les Nuits du Boulevard en collaboration avec Adolphe Belot obtint un réel succès au Théâtre Historique. C'est là l'apogée de l'existence de cet homme qui semble tout droit sorti d'un roman judiciaire de Gaboriau ou de Xavier de Montépin ; du succès il avait toutes les gloires et tous les bonheurs, les honneurs de la presse, l'amour d'une interprète de son œuvre qui, si nous nous en souvenons bien, s'appelait Noémie.

Ce fut l'amour qui déserta le premier, sa maîtresse lui signifia une rupture définitive dans une lettre fort digne qui fit le tour de la presse ; puis après, la maîtresse trompée, intervinrent les notaires trompés, car Cliquet ne respectait rien, pas même ses collègues.

Son procédé était aussi simple qu'ingénieux. Il se présentait chez un notaire de Paris sous le nom de Comte de X… marquis de Z… et engageait le dialogue suivant :

- Je voudrais Monsieur 50,000 francs dans la semaine, je donnerai hypothèque sur mes propriétés situées en Dordogne.

- Mais il me faudrait vos titres de propriété, votre situation hypothécaire ?

- Je le sais, mais comme je n'entends rien à ces détails-là adressez-vous à mon notaire M. Cliquet.

Inutile de dire que les renseignements étaient excellents et l'emprunt consenti aussitôt.

Est-ce l'étude des codes, est-ce l'habitude des combinaisons dramatiques qui avaient développé cette fertilité d'inventions ?

Pour résoudre cette question les juges ont envoyé Cliquet à Nouméa pour toujours, le Chef de l'État a réduit sa peine à vingt ans.

Au bagne, il n'est pas resté inactif : il a été mêlé à une affaire de fausses lettres de recommandation que tout le monde connaît ici avant de s'occuper de celle qui l'amène aujourd'hui devant le tribunal.

 

MONIN

 

C'est un personnage au regard fuyant, et à la personnalité indécise ; il ne veut pas être Monin, il a été condamné dit-il, sous le nom d'un "individu dit Monin".

Il s'est approprié le nom de de Faletans mais sans y avoir aucun droit, pour pouvoir dit-il impudemment commettre ses escroqueries : quant à son vrai nom c'est un mystère qu'il n'a point à révéler. Il déroule avec aisance l'écheveau embrouillé de ses différents rôles, seul, il en tient le fil et son petit sourire de satisfaction témoigne qu'il est content de cette supériorité.

Malgré sa haute naissance Monin n'a pas eu dans la société la situation de son ami Cliquet, il semble n'avoir été qu'un vulgaire voleur, mais il possède à fond le code des prisons et se défend avec un calme et une habileté résultant d'une longue pratique.

 

TROMPETTE

 

Né à Verpigny (Vosges) le 4 mai 1840 a été condamné à Alger le 20 juillet 1879 pour vol militaire, faux en écritures militaires. Libéré depuis, il a conservé de bonnes relations avec le bagne et s'entremet volontiers pour ceux des amis qui n'ont point encore fini.

Intelligent, clair et précis dans ses explications, il est néanmoins éclipsé par le voisinage de ses deux co-accusés, mais il se résigne modestement au rôle de comparse et ne fait aucun effort pour passer au premier plan.

 

L'Accusation

 

Président : M. Pinaudier.

Juges : MM. Selec et Barbé.

Assesseurs : MM Sabatier, Épardeaux, Humbert et Moncassin.

Assesseurs suppléants : MM. A. Dillenseger et Imbert.

Ministère public : M. Madre, Procureur de la République, Chef du Service judiciaire.

Défenseur : M. Delabaume.

M. Le Greffier donne lecture d'un long acte d'accusation, remarquable historique des faits reprochés aux prévenus. Rien de plus bizarre que le contraste entre le ton romanesque de ces faussaires et le style net, précis, du jurisconsulte condensant en chefs d'accusations leurs invraisemblables créations.

Suivant acte passé le 6 mai 1884 à Dôle (Jura) par M. Jannin notaire et son collègue M. Choullet. M. de Liancourt, sénateur agissant au nom de M. de Faletans, en vertu d'une procuration de ce dernier, en date à Nouméa du 24 janvier 1884, transportait à la dame veuve de Montgazon, marquise de Faletans, moyennant une somme de 80,000 francs les droits appartenant à son mandant dans la succession de son père le sieur marquis de Faletans. La grosse était revêtue de toutes les légalisations nécessaires, la signature de M. Jannin notaire est légalisée par M. Gauthier juge au tribunal de Dôle en remplacement du président empêché à la date du 26 mai 1884, la signature de M. Gauthier est légalisée le 18 juin 1884 à Paris par M. Petit chef de division au ministère de la Justice ; la signature de M. Petit est légalisée à Paris, le 20 juin 1884 par M. Dubois sous-directeur des affaires étrangères et enfin la signature de M. Dubois est légalisée à Paris le 24 juin 1884 par M. Pulmann agent du consulat des Etats-Unis d'Amérique. Toutes ces signatures sont accompagnées des sceaux des autorités qui les ont délivrées.

Suivant exploit de Grel, huissier à Paris du 21 juillet 1884, à la requête du sieur de Liancourt, ce transfert fut signifié à MM. Mallet frères à Paris, avec sommation d'avoir à répondre s'ils avaient encaissé les 80,000 francs montant du transfert et constat de la réponse affirmative du sieur Mallet, avec avis que la somme précitée serait expédiée aux sieurs Pullmann et Cie leurs correspondants à San-Francisco, pour être tenue à la disposition du sieur de Faletans ou du tiers porteur du titre régulier.

Une lettre de M. Jannin, notaire, du 13 septembre 1884, adressée à de Faletans à Nouméa le prévenait du transport du 6 mai ; et lui annonçait, en outre, qu'il devait recevoir une rente viagère de 3,000 francs.

Une lettre portant l'entête du Sénat, adressée à de Faletans par M. de Liancourt, l'avertissait du versement de la somme de 80,000 francs entre les mains de Pulmann et Cie.

Enfin, par deux lettres des 6 août 1885 et 4 mai 1886 de San-Francisco, MM. Pulmann et Cie écrivaient à de Faletans qu'en l'absence de correspondant à Nouméa, ils avaient envoyé la somme de 80,000 francs à la Bank of Victoria, de Melbourne, et lui adressaient provisoirement un chèque de 5,000 francs à valoir.

Plusieurs personnes dont Trompette s'étaient entremis pour trouver de l'argent à l'aide de ces titres, et rien ne prouve qu'ils n'auraient point réussi ; car ce volumineux dossier présentait tous les caractères apparents d'une indiscutable authenticité. Si réellement il est l'œuvre de Cliquet, et s'il traitait dans son cabinet les affaires avec le soin qu'il y apporte au bagne, ses clients ont eu bien tort de se plaindre.

Mais la Providence veillait sans doute, et au moment décisif, au début du cinquième acte, conformément à toutes les traditions en pareille matière, le crime a été démasqué. Ce dénouement a été amené par un rien, un incident sans importance, un forçat du nom de Garnier, tué par son "ami" Noullet - décidément on ne peut tout prévoir -. Sur Garnier on trouva un reçu de papiers qui auraient été déposés chez les époux Paladini de Païta ; on fit une perquisition, on trouva le fameux dossier, et la Justice toujours défiante acquit après enquête, la certitude que tout était absolument faux.

Sur cette grave affaire était greffée une opération de moindre importance : M. Roger, agent général de la Société des auteurs dramatiques, avait liquidé les droits d'auteur de Cliquet à 31,000 francs et une obligation consentie par devant Me Massion, notaire à Paris, mettait cette somme à la disposition de Cliquet.

 

L'interrogatoire

 

Si réellement les accusés sont coupables et si leur système de défense est inventé de toutes pièces, ils déploient à l'audience une remarquable intelligence.

Monin s'est bien prêté, dit-il, à la négociation de l'obligation de 31,000 francs, mais il croyait réellement à sa validité ; tout le monde du bagne, même le personnel libre croyait que Cliquet avait des droits d'auteur à toucher. Quant au transport des droits successifs il y est absolument étranger ; ce doit être l'œuvre de Lemonnier.

Ce Lemonnier qui intervient là pour la première fois, est mort en 1886, ce qui permet de le charger sans inconvénient ce "roi des faussaires" dit M. le Procureur, avait - curieux hasard - été clerc de notaire dans l'étude de Cliquet. - Pauvres clients ! -

Monin reconnaît bien avoir donné à Lemonnier des renseignements sur la famille de Faletans, mais c'était par plaisanterie, pour passer le temps, il était étranger à toute cette affaire.

Cliquet, lui, ne comprend pas pourquoi il est poursuivi, les pièces fausses qu'on lui attribue ne sont, au reste, de lui ni pour le fait ni pour la forme, dit-il avec un certain amour-propre. Il a appris l'affaire lorsqu'il était en cellule par un billet de Monin, lui annonçant qu'on avait saisi chez une dame Blacan des papiers en son nom. Son premier mouvement fut de s'adresser à l'autorité et de profiter de cette occasion pour montrer son innocence dans l'affaire des recommandations, mais il céda aux prières de Monin. Les seules lettres qu'il reconnaît, sont des lettres écrites à Mme Blancan après la découverte par la justice des papiers compromettants.

Trompette n'a jamais été que l'employé de Larade. Son patron croyant à la véracité des actes en question a correspondu avec la banque de Melbourne, mais il s'est borné à écrire sous sa dictée, il n'a jamais eu un intérêt personnel dans l'affaire.

 

Les témoins

 

Madame Paladini hôtelière à Païta est cette dame qui a eu l'imprudence de recevoir du nommé Garnier les papiers qu'on a trouvés chez elle après l'assassinat de celui-là. Elle ne connaît ni Cliquet ni Monin ; son mari Paladini libéré réhabilité confirme la déposition de sa femme.

Le R.P. Lecouteur, curé de Païta, a été sondé par Garnier au sujet d'un prêt, il a éconduit le condamné, mais à l'audience il ne peut affirmer que Garnier lui ait dit tenir ses papiers de Monin.

M. Guénot commissaire de police de la Transportation vient dire ce qu'il sait sur les antécédents de Monin.

L'audience du soir commence par la déposition de Mme Blancan. Sa comparution, comme témoin, devant le tribunal criminel, est une assez dure leçon pour que nous n'insistions pas, elle a eu le tort de se laisser entraîner par l’appât d'une récompense et de servir d'intermède entre le bagne et la société pour la réalisation de cette colossale escroquerie. Elle croyait, au reste, à l'authenticité des actes. Avec la leçon il lui restera de cette affaire une correspondance curieuse à en juger par cet échantillon :

 

"Chère dame,

Vous n'êtes pas venue aujourd'hui visiter notre Eden, Cliquet m'a communiqué votre lettre écrite sur papier vert, couleur de l'Espérance ; votre prudence, votre courage, sont au-dessus de tout éloge, mais la récompense sera digne de vous."

 

Puis défile une série de transportés qui ont porté des lettres pour Cliquet et pour Monin, un seul mérite d'arrêter l'attention : Auriol, ancien prêtre, paraît-il, qui témoigne des excellents sentiments de Cliquet.

La défense fait entendre un surveillant militaire qui reconnaît naïvement la possibilité même pour les condamnés de la 5e classe, de se livrer à tous ces faux avec tranquillité.

 

Réquisitoire et plaidoirie

 

L'audience a été présidée avec une remarquable impartialité par M. Pinaudier ; il a réalisé cet idéal rêvé par tant d'avocats du président qui fait la part égale à la défense et à l'accusation.

M. Madre, Procureur de la République, visiblement fatigué, trouve néanmoins dans son énergie assez de force pour entraîner l'admiration de l'auditoire, de la défense et je le crois, des condamnés eux-mêmes. Une profonde connaissance des détails longs et obscurs de cette affaire, une vive conviction servie par un grand talent donnent à son réquisitoire un tel accent que Cliquet à plusieurs reprises passe la main sur la tête comme pour éloigner un souvenir douloureux.

Me Delabaume présente le soir la défense des prévenus, le temps et le manque de place qui nous obligent à reporter au numéro suivant la fin de ce compte rendu ne nous permettent de dire de sa plaidoirie qu'un seul mot : Me Delabaume plaide toujours bien, hier il a plaidé mieux.

 

Verdict

 

Après une réplique de M. Madre, une contre-réplique de M. Delabaume, quelques paroles de Cliquet sur lesquelles nous reviendrons, le tribunal criminel rend l'arrêt suivant :

Trompette est acquitté.

 

Monin et Cliquet sont condamnés à 5 ans de travaux forcés et 1,000 francs d'amende, et à la relégation de l'expiration de la peine.

 

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L'AVENIR DE LA NOUVELLE-CALEDONIE (30 octobre 1888)

 

TRIBUNAL CRIMINEL

L'Affaire MONIN, CLIQUET et TROMPETTE