LA FRANCE AUSTRALE (23 FEVRIER 1895) - (Les "câblegrammes")

À l'époque, une féroce rivalité opposait les deux quotidiens de Nouméa : La France Australe, dirigée par Bridon, et La Calédonie, dirigée par Oulès.

 

Ici , un aperçu des plus anodins de cette rivalité apparaît à travers la question des "câblegrammes" (orthographe de l'époque pour câblogrammes).

Depuis qu'un câble télégraphique avait été posé entre l'Australie et la Nouvelle-Calédonie, des dépêches pouvaient parvenir d'Europe à Nouméa dans des délais extrêmement brefs par comparaison avec ce qui se passait lorsqu'on était tributaire du seul courrier arrivant par bateau. Ces nouvelles étaient impatiemment attendues et tout journal quotidien se devait de les offrir à son public ; le problème, c'est que les dépêches télégraphiques coûtaient cher et La France Australe ayant dû renoncer pour cela à recourir à un service qui grevait trop son budget n'avait rien trouvé de mieux que de se procurer les dépêches que recevait La Calédonie. D'où le "piège" tendu par La Calédonie à sa rivale pour la déconsidérer aux yeux du public, et le "contre-piège" rendu par La France Australe, afin de "sauver les meubles" et, si possible, retourner la situation à son avantage.

 

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Nouméa, le 23 février 1895.

Ah ! l'ami Oulès a perdu là une belle occasion…….. Comment ! vous qui vous croyez si malin, vous vous êtes vulgairement laissé prendre au piège que vous essayiez de nous tendre ! Vous avez naïvement avoué à vos lecteurs que vous les trompiez et sciemment, ajoutez-vous ! Mais que s'est-il donc passé, cher ami, que faisiez-vous, tandis que la main complaisante de votre secrétaire nous faisait la jolie confidence que voilà.

Vous devez savoir cependant, et vous savez, qu'il est des choses qu'il vaut mieux passer sous silence ; il en est aussi qu'il est préférable de ne jamais avouer. Et voilà qu'un beau jour, vous oubliez tout cela pour venir vous écrier, ami lecteur, nous te trompons, ami lecteur, nous te tromperons.

Et le cri part si bien du cœur, on sent une conviction si profonde, que malgré soi on est subjugué et que le doute n'est plus permis.

Ami Oulès, croyez-nous, vos lecteurs sont édifiés, vous les trompez c'est entendu.

Et maintenant oyez la petite histoire que nous allons vous conter.

Mercredi dernier, La Calédonie publiait un câblegramme ainsi conçu :

On prête à l'empereur de Chine l'intention de faire un voyage en Europe après la conclusion de la paix.

Prodigieusement amusé à la lecture de ce câblegramme qui comme bien d'autres était dû à la plume contaminée que vous connaissez et qui dénotait une réelle imagination et la grande habitude de mettre à l'épreuve la crédulité publique, en présence de plusieurs amis, nous nous fîmes un malin plaisir de le relever et de l'agrémenter de quelques réflexions. L'Empereur de Chine, disions-nous, a annoncé qu'immédiatement après la conclusion de la paix il se rendrait en Europe ; nous donnions même l'itinéraire de son voyage :

Son intention serait de séjourner en Amérique, de continuer son voyage par San Francisco, Honolulu, Apia, Auckland où il visiterait l'exposition, l'Australie et probablement la Nouvelle-Calédonie.

Et nous ajoutions : Voilà de belles fêtes qui se préparent pour nous. C'est ma première fois que le Fils du Ciel aura quitté ses Etats. Nous espérons que l'administration locale profitera de sa visite en Nouvelle-Calédonie Pour lui présenter les quatre-vingt trois annamites qui ont échappé au bagne par les moyens que l'on sait.

O sainte Calédonie, tu nous a donc pris au sérieux ; tu n'as pas vu que nous te tournions en ridicule et que ce que nous voulions c'était simplement montrer au public intelligent la foi qu'il fallait ajouter aux nouvelles que tu lui sers chaque jour sous la rubrique de : Service spécial ! Décidément, ami Oulès, on n'est pas fort dans vos bureaux et le petit article paru hier dans votre feuille est si amusant, si fin, si spirituel, que pour une fois nous voulons bien lui accorder l'hospitalité (une fois n'est pas coutume) pour le plus grand divertissement de nos lecteurs.

 

Nous avons des excuses à faire à nos lecteurs ; nous les avons trompés et trompé sciemment, voici dans quelle circonstance :

Depuis longtemps, nous remarquions que la France Australe publiait régulièrement le lendemain, sous la rubrique " Service Spécial ", les câblegrammes que nous avions donnés la veille. Un jour même nous avions commis une légère erreur de traduction, erreur insignifiante, et ne valant pas une rectification, cette erreur s'y trouvait reproduite le lendemain.

Nous avons voulu en avoir le cœur net, et, dans nos câblegrammes de mercredi, nous avons annoncé que l'Empereur de Chine avait l'intention de faire un voyage en Europe aussitôt après la conclusion de la paix. Cette nouvelle qui ne pouvait causer de préjudice à personne, ni troubler l'ordre public était de notre invention ; or, hier, on la retrouvait dans les "Câblegrammes de la France Australe"

Nous nous abstenons de commentaires et nous laissons au public le soin d'apprécier, tout en lui renouvelant, nos excuses pour le subterfuge que nous avons été obligés d'employer.

 

N'est-ce pas superbe ! Est il possible d'être plus naïf pour ne pas dire davantage. Franchement, ami Oulès, il a fallu que ce fut imprimé pour que nous y croyons ; et pourtant vous savez bien que rien ne nous étonne de vos scribes, rien si ce n'est la finesse et l'esprit. Elle est si bonne, et nous en avons tellement ri que nous en rions encore et que nous en rirons longtemps. Voyons ! pour une fois soyez franc, départez-vous de vos habitudes, reconnaissez-le et riez-en avec nous. Il est si rare de rire un peu à Nouméa !

Et maintenant l'essentiel est fait ; comme nous le disions, vous avez avoué le principal; c'est déjà énorme mais ce n'est pas suffisant ; vous reconnaissez avoir trompé le public mais vous auriez dû ajouter, ce que nous sommes obligé de faire pour vous, que vous le trompez tous les jours. […]

                                                                                                                                                                                 P. Bonzo