PAUL COFFYN, PERSONNAGE DE ROMAN

 

L'action de Coffyn à Djemmaa Ghazaouet en 1845 est connue par nombre de documents conservés en raison de la notoriété de l'événement de Sidi Brahim.

 

J'ai utilisé cette connaissance pour adjoindre à ces actes le héros de mon roman, Augustin Houssard, et traité dans mon livre tous les personnages historiques - des plus connus aux plus anonymes - comme des personnages de fiction.

 

C'est en cela qu'il s'agit d'un roman historique, dont voici quelques extraits choisis parce qu'ils sont tous en rapport avec le "capitaine Coffyn".

 

 

Chapitre VII - Page 126.

Arrivée d'Augustin Houssard à Djemmaa Ghazaouet. Description du site et première mention du capitaine Coffyn.

 

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La marche du lendemain permit d'arriver à Djemmaa Ghazaouet un peu avant dix heures, il n'y avait que quatre lieues et demie à parcourir en terrain peu accidenté et découvert, sur la piste bien damée que l'armée avait tracée de Nédroma à la mer. À mi-chemin, elle longeait la rive droite de l'oued Mersa, presque à sec en cette saison et dont les eaux disparaissaient même sous terre à un certain point de son lit puis réapparaissaient par un effet de résurgence un peu plus loin, au niveau du méandre que dominait sur la droite le village des Ouled Ziri. Passé cet endroit, la colonne eut encore à marcher durant un quart d'heure avant de déboucher sur la baie de Djemmaa Ghazaouet en franchissant le talus du plateau qui la surplombait à quelque distance en retrait du bord de mer.

 

Avec une pointe d'émerveillement, Augustin découvrit une fort jolie plage en croissant, abritée à l'est par un promontoire élevé dominé par la masse des fortifications anciennes de la bourgade de Taount et à l'ouest par une pointe rocheuse moins élevée en avant de laquelle, à environ trois cents mètres du rivage, se dressent les deux rochers qui ont inspiré aux Romains le nom de "Ad Fratres" qu'ils avaient en leur temps donné à ce lieu. Entre la plage et le plateau, s'étendaient de beaux jardins, comme autant de minuscules oasis fertiles où poussaient de tout jeunes arbres fruitiers et des vignes. Partout, des constructions en cours d'achèvement témoignaient d'une activité de bâtir récente. Depuis que le commandement de la place lui avait été confié par le général de Lamoricière, avec mission d'y organiser un véritable poste militaire capable de servir de base à un important détachement de cavalerie et d'héberger un corps d'infanterie de l'ordre du régiment, le lieutenant-colonel de Montagnac avait rondement mené son affaire, compte tenu de la modestie des moyens mis à sa disposition, et en dépit des fréquents démêlés qui l'opposaient au capitaine Coffyn, l'officier du génie chargé de la direction des travaux de construction et de défense, avec qui il ne s'entendait pas. Deux blockhaus avaient d'abord été dressés sur la crête qui borde la plage au sud, puis on avait construit des magasins à vivres en dur, des baraques pour l'hébergement de la troupe, trois écuries pour cent chevaux chacune, une caserne fortifiée, la maison du commandant de la place... Il y avait aussi des habitations civiles : une trentaine de familles avaient reçu des concessions à titre provisoire et s'étaient rapidement établies pour faire de l'agriculture et commercer avec l'armée.

 

Chapitre VIII - Page 135.

 

Dans une lettre qu'il écrit à sa famille, Augustin raconte comment il a préservé le capitaine Coffyn d'un accident qui aurait pu lui être fatal. J'ai imaginé cet événement qui n'a rien d'historique afin d'amorcer entre le capitaine et mon héros des rapports de sympathie nécessaires à la suite.

 

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L'ambiance s'est un peu tendue ici à cause des informations que les hussards rapportent de leurs sorties quasi quotidiennes : les tribus s'agitent le long de la frontière et le bruit qu'Abd el-Kader se trouve sur le point de rentrer bientôt en Algérie semble fondé cette fois. Nous sommes pour ainsi dire presque aux avant-postes et notre dispositif de défense est loin d'être achevé. Ce n'est pourtant pas faute d'en mettre un coup ni d'être stimulés par nos officiers : le colonel a l'œil à tout et presse fort son monde, tout comme le capitaine Coffyn, l'officier du génie responsable de l'organisation des travaux. Mais j'ai l'impression qu'entre ces deux chefs il n'y a pas accord parfait et c'est sans doute dommage pour la progression de l'ensemble des ouvrages à réaliser. Mardi dernier, par exemple, j'ai travaillé toute la journée à la construction d'une partie de notre mur d'enceinte, un beau rempart crénelé qui remplace petit à petit la palissade renforcée de levées de terre constituant encore actuellement l'essentiel de notre système défensif. Cette partie du chantier fait l'objet de la sollicitude des officiers qui y viennent fréquemment et nous avons eu ce matin-là une première visite du colonel accompagné du commandant Froment-Coste et du capitaine Bidon. Ce capitaine n'est pas des chasseurs d'Orléans, il a pour principale fonction ici de diriger la milice des civils. Le colonel a eu des réflexions désobligeantes pour le génie à propos de l'état d'avancement des travaux, de leur qualité, de l'organisation du travail surtout. Ces critiques visaient en fait, sans le nommer directement, le capitaine Coffyn qui est arrivé à son tour quelques instants plus tard. Il a examiné ce qui avait été fait depuis la veille puis il a donné des directives pour qu'un nouvel échafaudage fût dressé dans le but d'élever et de prolonger l'ouvrage en cours. C'est à cet endroit que le lendemain je l'ai préservé (le capitaine Coffyn) d'un accident qui aurait pu être grave. Voici ce qui est arrivé :

En fin de matinée, il n'était pas loin de dix heures, le capitaine est venu voir où en était le travail. Le nouvel échafaudage avait été dressé selon ses instructions, avec des madriers et des planches, et des hommes étaient montés dessus pour élever le mur de merlons. Quelques indigènes s'affairaient alentour, apportant de l'eau, des briques en terre, gâchant le mortier... Soudain, deux d'entre eux se heurtent malencontreusement, l'eau est renversée, les briques tombent sur le sol, certaines se brisent, et voilà-t-il pas nos deux Arabes qui se prennent de querelle ! Ils s'invectivent hargneusement dans leur langue qui semble faite pour cracher l'injure et, avant que nul n'ait pu intervenir, ils en viennent aux mains, se jettent l'un sur l'autre avec furie, s'agrippent en se projetant contre le principal madrier de soutien de l'échafaudage qui instantanément s'affaisse presque dans son entier. Le capitaine Coffyn qui se trouvait juste en dessous à ce moment-là, l'aurait bel et bien reçu sur la tête si, étant tout proche de lui, je n'avais eu le réflexe de me précipiter d'un bond à son côté et de maintenir l'ensemble de la charpente en l'air en retenant de mes mains la chute de la pièce de bois engagée dans un trou de maçonnage du mur et qui reposait sur le madrier que les Arabes avaient déplacé en le heurtant. Je ne savais pas que j'y arriverais, je l'ai fait sans réfléchir ; j'aurais pu être écrasé, mais pendant un bref instant j'ai réussi à empêcher ce lourd échafaudage de tomber. L'un des maçons a sauté à terre, les deux autres sont montés à califourchon sur le mur et le capitaine est sorti précipitamment de là-dessous. Il était temps, je n'en pouvais plus ! J'ai lâché ma prise en reculant d'un bond et toutes les pièces de bois se sont effondrées avec grand fracas.

Le capitaine m'a remercié et félicité. Lui qui n'est ni très grand ni très épais, il semblait impressionné par ma force.

On a dû ensuite remonter l'échafaudage. Nous avons ainsi perdu deux bonnes heures et cela aurait pu être bien plus grave : si l'officier qui dirige les travaux de fortification avait été blessé ou tué la mise en état de défense de la place aurait été compromise. Les deux Arabes ont été interrogés pour savoir s'ils ne l'auraient pas fait exprès. Comme il n'a pas été possible de le déterminer avec certitude, ils ont seulement subi une bonne semonce et la punition d'une bastonnade point trop sévère.

 

Toujours est-il que cette affaire semble m'avoir attiré les bonnes grâces d'un officier. Hier, la 3ème compagnie étant de service de garde, le capitaine Coffyn avait des relevés à faire sur le plateau de Taount. Compte tenu de la mauvaise ambiance actuelle, il n'a pas voulu s'y rendre avec ses seuls aides du génie, il a demandé une escorte armée et a voulu que j'en fasse partie.

 

Chapitre XIII - Page 201.

 

Obtempérant aux ordres que lui a laissés le lieutenant-colonel de Montagnac, Coffyn effectue une sortie avec une centaine d'hommes plus ou moins valides pour se porter dans la direction d'où proviennent les bruits de combat.

 

J'ai rédigé ce chapitre XIII que j'ai intitulé "Coffyn" en suivant exactement le fil de l'histoire telle qu'elle est connue, la transformant en récit romanesque par le fait que j'y ai ajouté la présence d'Augustin et que je lui ai attribué les initiatives dues en réalité au sergent de Livoudray.

 

Le croquis que j'ajoute ici reproduit l'itinéraire de la sortie Coffyn-Livoudray (en bleu) ainsi que l'itinéraire de Montagnac (en rouge) et du retour des rescapés de Sidi Brahim (en violet).

 

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Lorsque les premiers échos de la fusillade du Kerkour étaient parvenus jusqu'à la place, tôt le matin, une fois le troupeau rentré et la garnison mise en état d'alerte, Coffyn avait reçu des indigènes qui lui avaient appris que Montagnac, assailli par les Beni Snassen et les Ghossel commandés par Bou Hamedi, avait été battu et qu'il essayait de regagner Djemmaa Ghazaouet. Conformément aux instructions reçues, le capitaine décida de réunir tous ceux qui étaient capables de marcher en emportant armes et munitions, pour se rendre à Gaamès et y attendre le lieutenant-colonel et ses hommes.

Sur le coup de neuf heures, juste après avoir fait partir pour Oran une balancelle porteuse d'un message qui rendait compte au général Thierry de ce qu'il savait de la situation dans la zone, Coffyn sortit de Djemmaa Ghazaouet pour gagner Gaamès, à deux lieues de là vers le sud-ouest. Il emmenait avec lui cent vingt hommes d'infanterie et seize cavaliers commandés par le sous-lieutenant Roux, du 2ème hussards.

Derrière le sergent Bertrand et le sergent de Livoudray, Augustin se trouvait au premier rang des fantassins. Si les cavaliers portaient leur tenue réglementaire, à cause de la chaleur tous les hommes à pied étaient en chemise et la plupart d'entre eux avaient délaissé leur pantalon d'uniforme pour le pantalon de toile des corvées, plus léger à porter. Une bien étrange troupe aux képis différents et qui marchait sans sacs, chacun n'emportant que ses armes, ses munitions et son tonnelet d'eau ! Certains, comme Augustin que la faim tenaillait sans arrêt depuis qu'il était remis sur pied, avaient trouvé moyen de prendre sur eux quelques biscuits.

Au bout d'une heure de marche, le capitaine avait acquis la certitude que les combats dont la rumeur lui parvenait, se déroulaient quelque part plein sud. S'il continuait dans la même direction, il obéissait aux instructions reçues mais il manquait à coup sûr Montagnac qui, de l'endroit où il paraissait se trouver, devait battre en retraite par la voie la plus directe vers Djemmaa Ghazaouet, en coupant au plus court et sans se dérouter inutilement par Gaamès.

Coffyn décide soudain d'obliquer sur sa gauche et il s'engage dans le ravin d'Aïn el-Msirda qui mène vers des hauteurs d'où il sera peut-être possible de découvrir le champ de bataille. La progression devient alors plus pénible, la petite colonne s'étire et il apparaît bientôt évident que trente à trente-cinq hommes, tous des convalescents, sont tellement harassés qu'ils n'iront pas beaucoup plus loin. Le capitaine ordonne alors une pause. Il regarde ses hommes se mettre au repos : certains d'entre eux s'affaissent littéralement sur le sol. Il sait très vite ce qu'il convient de faire. Il envoie le sous-lieutenant Roux avec ses cavaliers se poster en grand-garde sur les hauteurs voisines, puis :

- Sergent de Livoudray, appelle-t-il !

Le sergent vient à lui en se hâtant de son mieux mais il traîne la jambe, il est visible qu'il a du mal à marcher.

- À vos ordres, mon capitaine.

- Vous n'êtes pas très bien, sergent.

- C'est vrai, mon capitaine, une mauvaise hernie...

- Il y en a d'autres parmi nous à qui la souffrance ou la fatigue rend la marche si pénible que je crains qu'ils n'aient pas la force de continuer bien longtemps. Vous allez prendre avec vous les trente hommes les moins valides, vous gagnerez la crête sur notre gauche, où il est plus facile d'évoluer, et vous avancerez en vous tenant à ma hauteur. Je vais également désigner pour aller avec vous cinq hommes en bonne forme qui aideront les éventuels défaillants, vous risquez d'en avoir

Le sergent se met aussitôt en devoir de désigner et de rassembler ses escouades d'éclopés tandis que le capitaine fait venir Augustin auprès de lui

- Houssard, tu sembles bien remis de tes fièvres et tu es sans doute le plus solide parmi nous; je vais te charger d'une mission de confiance : tu vas choisir quatre de tes camarades en bonne forme et tous les cinq vous vous joindrez au détachement du sergent de Livoudray. Votre rôle sera d'aider les plus faibles, parce qu'il est important que nous ne soyons pas trop attardés par des traînards et que je puisse compter, le cas échéant, sur ce flanquement que les circonstances m'imposent. Tu comprends ce que j'attends de toi ?

- Parfaitement, mon capitaine, à vos ordres.

Quelques minutes plus tard, le sergent emmenait ses hommes jusqu'au sommet de la crête qui lui avait été désignée et bientôt, la petite colonne ainsi répartie en deux échelons progressant parallèlement l'un à l'autre, pouvait reprendre à meilleure allure sa marche vers le sud.

Dans le ravin d'Aïn el-Msirda, Coffyn avançait un peu à l'aventure. Sa hantise était de tomber à l'improviste sur un fort parti d'indigènes qu'il aurait fallu affronter dans les pires conditions. Il mesurait les risques qu'il faisait courir à la troupe disparate qu'il commandait et il s'emportait intérieurement contre Montagnac. Un téméraire, un tranche-montagne qui avait sans doute emmené à l'abattoir la moitié d'un bataillon de chasseurs à pied et un escadron de hussards, pensant probablement accomplir l'exploit d'arrêter avec trois cents hommes l'émir Abd el-Kader et ses mille ou deux mille cavaliers… comme Bugeaud, un an auparavant, avec dix mille hommes seulement, avait su mettre en déroute l'armée quatre fois plus nombreuse du sultan Abd er-Rahman. C'était folie ! inconscience ! irresponsabilité !

 

[…]

 

Au loin, la fusillade s'est prolongée de manière continue jusque vers onze heures puis elle a presque cessé.

Coffyn continue de conduire sa colonne à la suite de son guide. La progression est devenue très lente. Soudain, sur le coup de midi, la fusillade reprend, brutale et moins éloignée que précédemment : une seconde bataille est en train de commencer. Le capitaine ordonne de hâter le pas, bien vite la petite troupe de Livoudray se trouve distancée, même sur un chemin plus facile elle n'arrive pas à tenir un rythme de marche soutenu. Au bout d'une heure, Coffyn constate que beaucoup de ses hommes semblent épuisés et qu'il est sur le point de perdre de vue le détachement du sergent, il ne peut continuer ainsi, d'autant que l'on n'entend plus guère maintenant que des fusillades sporadiques. Ils sont à quelques pas de la source el-Msirda, le capitaine y ordonne une halte pour remplir les tonnelets d'eau, regrouper et faire reposer son monde. Il ne sait pas très bien où il en est. Il lui faut des renseignements sur la situation telle qu'elle se présente au-delà des crêtes qui bornent son horizon à une heure de marche plus au sud, où une bonne partie de ses hommes n'aura jamais la force d'aller. Il envoie le sous-lieutenant Roux avec la moitié de ses hussards faire une reconnaissance jusqu'à un mamelon sur lequel on vient de repérer des vedettes indigènes en observation.

- Selon le rapport que vous me ferez à votre retour, lui dit-il, je prendrai la décision de pousser plus avant ou de retourner sur Djemmaa Ghazaouet.

Pendant que Roux effectue sa reconnaissance, le détachement de Livoudray rejoint le gros de la troupe. Le sergent rend compte à son supérieur des difficultés que les hommes éprouvent pour marcher, ils sont affaiblis, qui par la maladie, qui par une blessure et il fait très chaud. Le sergent Bertrand a déjà fait quelques instants plus tôt un rapport guère plus réjouissant en ce qui concerne bon nombre d'autres fantassins qui sont également très fatigués et affamés aussi : il est midi passé depuis bientôt deux heures et les hommes n'ont rien mangé depuis le matin.

Un quart d'heure après son départ, Roux est de retour.

- Depuis le piton où nous sommes allés, rapporte-t-il, on voit le champ de bataille et surtout, on peut en être vu. Si vous m'autorisez un avis, mon capitaine, je crois qu'il faut y aller tous ensemble.

Coffyn réfléchit un bref instant.

- Soit, décide-t-il, nous allons nous porter jusque là-haut, mais pas tous ensemble, ce n'est pas possible. De Livoudray, vos hommes et vous n'êtes pas encore assez reposés, vous nous retarderiez ; vous allez rester sur place et attendre notre retour ou l'ordre que je vous ferai parvenir de nous rejoindre... Monsieur Roux, avec vos hussards prenez la tête, nous vous suivons.

Depuis un bon moment déjà, à l'allure modérée que pouvait tenir son infanterie, Coffyn avançait vers le sommet du mamelon el-Koudia d'où il pensait observer le champ de bataille et signaler sa présence aux survivants de la colonne Montagnac dans le but de guider et, le cas échéant, de couvrir leur retraite jusqu'à Djemmaa Ghazaouet ; à quelque distance en avant, les hussards chevauchaient en éclaireurs.

Le sergent de Livoudray avait quitté le vallon d'Aïn el-Msirda pour s'installer avec son détachement au sommet de la pente du douar des Ouled Ali. De là, il suivait sans la perdre de vue la colonne du capitaine Coffyn qui progressait vers la ligne de crêtes du sud. Augustin avait profité de la halte pour manger, en les faisant passer avec l'eau fraîche de la source, deux des biscuits qu'il avait emportés. Il avait donné les autres à des camarades moins prévoyants mais tout aussi affamés que lui et depuis, debout à côté du sergent qui, le visage marqué par la souffrance s'était assis les deux mains serrées contre son aine douloureuse, il suivait du regard, lui aussi, la progression de Coffyn.

- Dites, sergent, de cette distance, on à du mal à les identifier comme étant des nôtres. Il y a bien les képis, mais on les distingue mal de loin; quelques pantalons d'uniforme, bleus ou rouges, mais toutes ces chemises écrues ont la même couleur que la plupart des burnous de Arabes. Seuls les hussards sont faciles à reconnaître. Heureusement ! parce que si le colonel est en difficulté, il vaut mieux qu'il se rende compte de loin que la colonne du capitaine est une troupe amie.

Livoudray grimace mais ne répond rien; sur l'instant une crampe aiguë lui tenaille le ventre à lui couper le souffle.

- Vous n'êtes pas bien, sergent ? lui demande Augustin en s'accroupissant.

- Ça ira, mon gars, j'ai mal mais ça va passer. Fichue hernie tout de même !

Le sergent boit deux rasades à son tonnelet individuel qu'il vient de remplir à la source et mouille son couvre-nuque. S'étant ainsi rafraîchi, il paraît aller mieux, la crise est en train de passer. Augustin se remet debout. La petite troupe du capitaine n'est maintenant plus loin du sommet de la colline où les hussards viennent à l'instant de prendre position. Les cavaliers français se détachent sur la ligne de crête, à une demi lieue à vol d'oiseau, tout au plus, et dans la transparente clarté de l'air de ces régions, on peut les voir parfaitement, les identifier pour ce qu'ils sont, distinguer leurs gestes sinon les traits de leur visage : s'il les voit, le colonel les reconnaîtra certainement.

Tout à coup, Augustin perçoit de l'agitation dans leur groupe… puis, aussitôt après, il les voit dévaler tous ensemble la pente et se rabattre sur l'infanterie… qui marque un temps d'arrêt, mais se remet bien vite en marche en obliquant franchement vers l'est.

Il alerte Livoudray, étendu sur le dos et près de s'assoupir.

- Sergent, regardez, il se passe quelque chose; les hussards sont revenus sur le capitaine et celui-ci a changé sa direction de marche.

Péniblement, le sergent se met debout et, prolongeant la visière de son képi de sa main pour faire davantage d'ombre à son visage, il observe attentivement le mouvement qu'Augustin vient de lui signaler.

- Ils vont vers Nédroma. Les hussards ont dû apercevoir une colonne de secours et le capitaine se porte à sa rencontre.

- Non, sergent, vous vous trompez, regardez là-bas.

Augustin a saisi Livoudray par le bras et lui montre du doigt un fort parti d'indigènes qui se déplacent vers eux en venant du sud-ouest par le vallon de l'oued Rurek. De son observatoire au sommet duquel il s'était porté sur ordre de Coffyn, le sous-lieutenant Roux avait pu en effet voir très loin vers le champ de bataille, et il avait également été vu. Le combat semblait terminé, le plateau était couvert de groupes d'indigènes surtout nombreux autour d'un marabout de l'autre côté de l'oued Schami. Roux crut un moment apercevoir des hussards mais il se rendit vite compte de son erreur quand ces cavaliers se précipitèrent dans sa direction pour le charger. C'est alors qu'il se replia avec ses hommes et rejoignit l'infanterie. Il n'eut que le temps de rendre compte au capitaine de ce qu'il se passait, déjà une cinquantaine de cavaliers et cent cinquante à deux cents Kabyles à pied se regroupaient pour les attaquer sur le chemin du retour du côté de Safra.

Coffyn avait alors donné l'ordre de la retraite. Confiant au sergent Bertrand le commandement d'une section du génie qui progresserait en couverture, il dirigea sa colonne sur le versant opposé à celui où, selon toute vraisemblance, les indigènes allaient se porter pour lui tendre une embuscade. Son plan consistait à marcher vers l'est jusqu'au sud de Tient, pour prendre ses distances avec l'ennemi potentiel, afin d'éviter un combat en situation terriblement désavantageuse, puis d'obliquer plein nord et de regagner Djemmaa Ghazaouet en suivant la ligne de crêtes qui domine la rive droite de l'oued Krendak.

Autour de Livoudray, la plupart des hommes laissés au repos se sont dressés pour suivre ce qui se passe. Le sergent n'ayant pas fait de prime abord une bonne analyse de la retraite opérée par le capitaine et voyant que les indigènes signalés par Augustin poursuivent leur mouvement vers Aïn el-Msirda, il craint de voir son détachement attaqué.

- Vite, tout le monde debout, on se met en route pour rejoindre le capitaine. En coupant par là, vers Tient, et en marchant bien, ce doit être possible. Il faudra faire un effort, mes petits gars, sinon nous sommes tous fichus ; ces jean-foutre là-bas auront tôt fait de nous rattraper et s'ils nous accrochent, comme ils sont plus nombreux et que nous sommes tous plus ou moins éclopés, il n'y a pas gros à parier sur nos chances de nous en tirer. Vous êtes tous prêts ? En avant !

Au moment où ils se mettent en marche, du fond du vallon quelques coups de feu sont tirés sur eux, sans conséquence, ils sont largement hors de portée, mais Livoudray veut faire hâter le pas ; en tête du détachement, il claudique à faire peine. Augustin l'arrête.

- Sergent, c'est de la folie ce que vous voulez nous faire accomplir. Il n'y en a pas une demi-douzaine parmi nous capables de rattraper le capitaine à travers ce bled et sa colonne est déjà engagée derrière la colline, on va bientôt la perdre de vue.

Les traits crispés, la main gauche pressant son bas-ventre, Livoudray hésite.

- Tu as une meilleure idée, demande-t-il ? Que proposes-tu ?

- Avec la troisième compagnie je suis venu plusieurs fois par ici, je connais le coin. Si le capitaine ne va pas à la rencontre d'une colonne de secours, comme vous le pensez, un peu plus loin il va couper l'oued qui se jette dans la Mersa un peu avant le douar des Ouled Ziri ; de là, on peut aisément et sans risques d'embuscade regagner Djemmaa Ghazaouet par les hauteurs. À mon avis, c'est le chemin que va prendre le capitaine. Le petit ravin que vous voyez là-bas rejoint l'oued dont je vous parle, à une demi-lieue d'ici ; en le suivant par les collines, on garderait une bonne position et même à notre allure, si j'ai raison, on arrivera au confluent avec la Mersa avant le capitaine. Si je me trompe, on ne sera pas loin de Djemmaa Ghazaouet.

Livoudray, qui souffre beaucoup, est indécis... mais il se rend bien compte que sur un point au moins Augustin a sans aucun doute raison : en marchant vers le sud-est, jamais ils ne rattraperont la colonne du capitaine ; justement elle est en train de disparaître à sa vue derrière les accidents du relief. Désemparé, il se décide enfin.

- C'est d'accord, Houssard, on va faire comme tu dis. Aide-moi un peu et montre-nous la route.

Soutenant le sergent, Augustin s'engage sur la crête qui longe à main gauche le ravin de l'oued Segayed. D'abord, il fait forcer l'allure au mieux des possibilités de chacun, mais il se rend vite compte que les indigènes ne les poursuivent pas, il n'en distingue même plus beaucoup : ils se sont peut-être embusqués pour attendre le passage du capitaine, s'ils pensent qu'il va revenir par le même itinéraire qu'il a suivi à l'aller, ou alors ils se sont lancés à sa poursuite. Inutile, par conséquent, d'imposer aux plus mal en point des souffrances inutiles : Augustin ralentit son pas.

Après une demi-heure de marche coupée de brèves pauses, le détachement atteint un point d'où l'on découvre à petite distance le ravin du Krendak, cet oued dont les maigres eaux se jettent dans la Mersa un peu en amont de Djemmaa Ghazaouet.

- Regardez, sergent, je ne me suis pas trompé ! La-bas, c'est le capitaine Coffyn qui vient vers nous, il est à moins d'une lieue.

Et Augustin, triomphant, montre du doigt au loin la petite troupe qui s'avance.

- Tu es sûr que ce sont eux, questionne Livoudray ? À cette distance on distingue mal. Et si c'étaient des Arabes ?

- Mais non, sergent, voyez l'ordre de marche ! Et puis les cavaliers, on voit bien que ce sont des hussards et des chasseurs.

Les moins éreintés du groupe sont de l'avis d'Augustin, les autres se sont laissé choir à terre dès l'arrêt.

- C'est bon, arrêtons-nous ici pour les attendre, décide Livoudray d'un ton las ; on verra bien.

Après avoir bu une grande lampée d'eau et tendu son tonnelet au sergent qui le refuse d'un mouvement de tête et se replie sur soi, Augustin s'installe sous l'ombrage ténu d'un arbousier et ne quitte plus des yeux la colonne qu'il a été le premier à repérer. Il est certain de son fait, il s'agit bien de leurs camarades : il distingue les képis de couleurs différentes et quelques pantalons rouges chez les fantassins; quant aux cavaliers, ils portent bien soit le dolman marron caractéristique du 2ème hussards, soit la jaquette bleue des chasseurs d'Afrique. Il est fier de lui, Augustin. Il songe que le capitaine Coffyn est un malin qui a su déjouer le plan des Arabes qui voulaient lui tendre une embuscade vers Safra et que lui, Augustin Houssard, il a été capable de deviner l'intention du capitaine et de convaincre le sergent de prendre le bon chemin. Notre héros en est là de ses pensées quand soudain son attention est attirée par des mouvements qu'il distingue confusément, assez loin en amont, dans la profondeur des hautes broussailles du maquis. Il fixe davantage son attention : des hommes suivent le fond du ravin un peu en arrière du niveau atteint par la troupe amie. Il ne tarde pas à les identifier pour des Kabyles, sans doute ceux qui s'étaient embusqués près d'Aïn el-Msirda et qui, se rendant compte qu'ils avaient été joués se sont lancés à la poursuite de la colonne du capitaine Coffyn en cheminant au plus court ; ils se sont ainsi trouvés dans le ravin du Krendak et ont presque rejoint les Français, mais ils ne cherchent pas à les attaquer. Augustin s'aperçoit que s'il a pu les repérer de si loin, c'est parce qu'ils avancent vite, sans prendre trop de précautions pour se dissimuler ; en un éclair, il comprend leur intention. Il se précipite auprès de Livoudray.

- Aux armes, sergent ! Il y a des ennemis plein le ravin là-bas. Ils descendent l'oued et vont plus vite que le capitaine. À l'endroit où ils sont, même en nombre supérieur, ils se trouvent en position trop désavantagée pour être vraiment dangereux; mais s'ils arrivent au confluent les premiers, ils occuperont les hauteurs et nous sommes tous perdus. Tenez, regardez là-bas ! Il y a aussi des cavaliers arabes qui longent l'autre rive. Ils ne savent pas que nous sommes ici, arrivons à la fourche de l'oued avant eux et nous sauvons la situation.

Dès qu'il s'est entendu interpeller sur un ton si pressant, Livoudray s'est levé, et beaucoup d'autres ont fait comme lui, alertés par l'appel assourdi d'Augustin signalant une présence ennemie. Le sergent comprend vite la gravité de la situation.

- C'est bon, s'exclame-t-il, c'est bon ! Mes petits gars, j'espère que vous avez entendu ce qu'il vient de dire. Oublions nos petites misères ou notre fatigue et en avant ! Il faut tenir le passage avant l'arrivée de l'ennemi. Houssard, tu prends la tête avec ceux qui marchent le mieux et vous allez au plus vite, sans nous attendre. Soyez au bon endroit les premiers et occupez des positions pour prendre en enfilade le ravin et couvrir l'avance du capitaine. Je suis le mouvement avec les moins rapides, nous vous aurons bientôt rejoints.

Ils sont bien une dizaine à s'élancer au pas de course vers le but à atteindre, tous n'ont pas la même vaillance mais chacun fait de son mieux et la distance à couvrir n'est pas grande.

Moins de dix minutes plus tard, Augustin et cinq de ses camarades sont à pied d'œuvre. Vite, ils se postent en surveillance sur la croupe d'où leur tir peut couvrir en enfilade les deux ravins convergents. Peu après, c'est tout le détachement regroupé qui occupe en se camouflant cette position stratégique. Il était temps ! Les premiers Kabyles font leur apparition au détour d'un coude du Krendak, à trois cents pieds tout au plus des Français embusqués qu'ils n'ont pas vus. Livoudray fait signe à ses hommes d'ajuster l'ennemi et, celui-ci parvenu à une cinquantaine de pas, il commande l'ouverture du feu. Cette salve ajustée comme à l'exercice couche sur le terrain une douzaine de morts ou de blessés et la panique disperse instantanément les autres à la recherche d'un abri.

Plus loin, Coffyn a été surpris par cette brusque fusillade. Au nuage de fumée qu'elle a provoqué, il sait d'où elle est partie ; il distingue les tireurs dissimulés dans les broussailles et s'étonne de n'avoir entendu aucune balle siffler à ses oreilles. Seraient-ce des amis ? Il ne sait, il n'arrive pas à les identifier. Derrière lui, la colonne s'est spontanément arrêtée… Doit-il donner l'ordre de former le carré ou de reprendre la marche, vers ce qui peut être un piège fatal ?

D'où il se trouve, Livoudray a remarqué l'hésitation de l'officier. Il hèle deux de ses hommes:

- Eh, vous là, avec les pantalons rouges ! Sans vous exposer trop, avancez un peu à découvert que le capitaine vous voie et nous reconnaisse.

Ainsi en est-il fait. Coffyn comprend qu'il a devant lui, de l'autre côté du ravin, le détachement qu'il a laissé à Aïn el-Msirda et, intérieurement, il félicite avec chaleur le sergent de Livoudray pour l'initiative qu'il a prise de le conduire jusque là. Aussitôt il lui dépêche un brigadier des chasseurs d'Afrique pour l'engager à tenir fermement la position si heureusement occupée. Bientôt, les deux troupes se trouvent au même niveau et avancent en se flanquant mutuellement sur les deux rives hautes de l'oued Krendak. Les Kabyles qui occupent le bas des pentes sont pris entre deux feux; réduits à l'impuissance, ils abandonnent leur harcèlement quand les Français font leur jonction près du douar des Ouled Ziri, juste avant de traverser la Mersa.

 

Un peu avant seize heures trente, Coffyn ramenait sa petite colonne dans Djemmaa Ghazaouet. Miraculeusement, il n'avait eu qu'un seul blessé.

 

Chapitre XVI - Page 254.

 

Les habitants de Taount ont déserté leur village installé sur la hauteur qui domine la rade de Djemmaa Gahazaouet et dont le chef a trahi en entraînant Montagnac et ses hommes dans un traquenard fatal.

Coffyn visite les lieux et se persuade que la destruction du village est nécessaire.

 

**

 

Taount semblait bel et bien un village mort. Une chape de silence s'était abattue sur ces murs que les habitants avaient fui. Augustin qui marchait en tête du groupe dont il avait reçu le commandement, découvrait l'une après l'autre des ruelles uniformément vides. Il avançait avec circonspection, redoutant malgré les apparences de se trouver soudain face à des présences hostiles, mais il n'y avait personne. Il enfonça la porte d'une mechta : les odeurs de la vie y étaient encore, toutes chaudes, mais la pièce qu'il découvrit était on ne peut plus vide. Obéissant à l'ordre qui leur avait été donné, les soldats se mirent alors à forcer toutes les portes, un coup de crosse de fusil suffisait chaque fois. Ils en épargnèrent quatre parce qu'elles s'étaient spontanément ouvertes à leur approche sur les couples de vieillards dont la petite gardienne de chèvres avait parlé.

Ayant traversé d'ouest en est le village en sillonnant les ruelles étroites, les deux escouades arrivèrent au pied de l'agadir qui dominait les maisons, les mosquées et toute l'enceinte à laquelle il s'intégrait en position avantageuse dans sa partie la plus orientale. C'était une construction de type médiéval, aux murailles épaisses, en pisé, percées de trous de construction irréguliers et rongés par une érosion lente. Aux quatre angles et au centre de la courtine du côté sud, cinq tours barlongues donnaient à l'ensemble un aspect puissant de forteresse indestructible.

- Ce fort est intéressant, vraiment intéressant, commenta laconiquement le capitaine.

Il examina longuement les murailles de bas en haut d'un œil connaisseur, tâta le pisé pour évaluer la solidité de la construction, puis se mit à en arpenter la base jusqu'à l'entrée. Il n'y avait plus d'huis pour clore la vieille forteresse, par le porche voûté en plein cintre on accédait à une cour intérieure rectangulaire sur laquelle ouvraient quelques constructions basses, pressées contre le mur nord, qui servaient de toute évidence depuis longtemps de bergerie. Coffyn avisa contre la base de la courtine une rampe inclinée de deux pieds de large qui permettait de monter au sommet de la plus puissante des tours d'angle, il se dirigea vers elle à grandes enjambées.

- Viens avec moi, Houssard. De là-haut on découvre un panorama superbe.

D'un pied sûr il gravit la pente étroite et raide, atteignit bien vite la terrasse de la tour où il fut immédiatement rejoint par Augustin et quelques autres.

De tous côtés le paysage paraissait infini : au sud, les ondulations du plateau des Souhalia se heurtaient dans le lointain aux monts des Beni Snassen dont la ligne de crête se fondait avec le ciel dans un horizon de pâle brume matinale ; au nord, c'était la mer ; à l'ouest et à l'est, la ligne côtière estompait au lointain ses méandres déchiquetés dans une atmosphère d'embruns irisée par le soleil levant.

- N'est-il pas vrai que c'est beau ! s'exclama Coffyn en ouvrant largement les bras.

Augustin et les autres soldats qui l'avaient suivi regardaient autour d'eux, momentanément saisis par la magie de ce grandiose panorama de matin calme sur la sauvage côte d'Afrique.

- Très beau, reprit Coffyn, mais pas civilisé. C'est là un domaine de pirates et de rebelles.

Après avoir dit ces mots comme pour lui-même, l'officier parla pour les quelques hommes qui l'entouraient et Augustin l'entendit une nouvelle fois exposer ses idées sur une colonisation à la romaine.

- Voyez-vous, dit-il, c'est pour mettre fin à la piraterie en Méditerranée que nous sommes venus en Algérie, il nous faut à présent civiliser le pays, de gré ou de force. Il l'a déjà été, voilà vingt siècles, par les Romains, qui ont bâti des villes, développé le commerce, combattu les barbares. Mais Rome a fini par succomber et la barbarie a triomphé : il y a eu les Vandales, puis les Arabes ; ils ont fait de l'une des plus riches provinces de l'empire un désert dévasté et un repaire de pirates... La tâche à accomplir est immense, il nous faudra beaucoup de courage, de volonté, de ténacité pour la mener à bien. Il sera nécessaire de faire table rase du passé pour construire solidement du moderne et du neuf.

Il aspira successivement plusieurs larges bouffées d'air puis se retourna et descendit les quelques marches étroites et raides qui conduisaient au chemin de ronde qu'il parcourut d'un pas lent, s'arrêtant un instant à la tour centrale avant de gagner la tour ouest qui dominait carrément le village et toute la baie de Djemmaa Ghazaouet. Comme Augustin l'avait suivi de près, il reprit, en s'adressant plus spécialement à lui :

- À présent, Houssard, ce que je t'ai dit l'autre jour près du fortin en ruine, là en dessous, tu t'en souviens ? Tout est devenu possible. Taount, le village berbère, a été abandonné, il faut en profiter pour le démolir, et la mosquée avec lui. Djemmaa Ghazaouet,- il faudra lui trouver un autre nom,- pourra alors devenir une vraie ville avec des rues larges et droites, un port avec des quais... Les populations seront attirées et le pays s'ouvrira sur la mer, comme autrefois. Cette ville sera le moteur du renouveau de la région et c'est moi qui en aurai tracé les plans et jeté les premières fondations.

 

Le capitaine Coffyn se tut un instant, le regard perdu dans la contemplation intérieure de sa cité future.

 

Chapitre XXIV - Page 423.

 

Il est question de Coffyn dans bien d'autre chapitres mais il est temps d'en arriver au dernier.

Voici l'ultime fois où je le mets en scène. On est en 1848, je l'ai fait monter en grade trois ans plus tôt que dans la réalité, il est donc commandant et quitte Djemmaa Ghazaouet, mais pas encore pour une affectation dans le Pacifique.

 

**

 

Fin septembre, en même temps qu'était connue l'arrivée à Alger du général Charon, le nouveau gouverneur, le chef de bataillon du génie Coffyn recevait un ordre d'affectation pour Mostaganem.

La veille de s'embarquer, à Augustin venu lui faire ses adieux, il manifesta un si vif contentement de partir que celui-ci en fut visiblement interloqué.

- Ma joie ne doit pas t'étonner, j'étais ici depuis trop longtemps, jugea bon de lui confier le commandant, je n'avais plus rien à y faire. De la sauvage Djemmaa Ghazaouet j'ai fait la place forte de Nemours et pour le présent il n'y a plus d'ouvrage ici pour un officier supérieur du génie, à moins que l'on décide en haut lieu de construire des aménagements portuaires, mais ce ne serait pas tellement dans mes cordes. Où je vais, je sais de source sûre que j'aurai à remplir une mission à ma mesure.

Cette mission, c'était la construction coordonnée, entre Oran et Mostaganem, de tous les villages de colonisation où l'administration allait installer des Parisiens déportés à la suite de l'insurrection de juin ; une entreprise correspondant exactement aux idées développées par Coffyn dans un rapport que l'autorité supérieure avait estimé assez bon pour le publier en partie dans le Moniteur Algérien. Du moment qu'en haut lieu on avait décidé la mise en chantier d'un tel projet, c'était justice que son concepteur fût chargé d'en diriger la réalisation.

- Après cela, il ne me restera plus qu'à fonder une véritable ville, avait-il ajouté d'un air rêveur. Je la ferai semblable à une cité antique, comme Timgad, la Thamugadi que les légionnaires romains ont construite au cœur du pays barbare pour le civiliser. Si tu voyais, Augustin, les ruines de cette ville ! Elles constituent dans leur ensemble un modèle parfait d'harmonie et de rigueur, l'image même de la civilisation façonnée dans la pierre. S'il n'est pas possible d'espérer dépasser les anciens dans ce domaine, puisse le destin me donner un jour l'occasion de faire aussi bien.