L'Air Ambiant : feuilleton de La Vérité.

 

 

L'Air Ambiant est une nouvelle due à la plume de Jules Durand, parue en feuilleton dans le journal La Vérité du 19 janvier au 19 juin 1895. C'est l'histoire de la déchéance d'une jeune femme "bien" au contact de la population du bagne où elle est venue retrouver son époux.


Inspiré vraisemblablement de personnages et de faits réels, ce texte m'a paru présenter un intérêt sociologique proche de celui que l'on trouve à la lecture des romans de Zola. Sans doute, d'autres lecteurs que moi pourraient prendre plaisir à lire cette nouvelle mais, à ma connaissance, elle n'a pas été éditée autrement que sous la forme mentionnée ci-dessus et il ne subsiste que quatre collections de La Vérité à la disposition du public : deux en France métropolitaine, deux à Nouméa.

 

À mon sens, cette nouvelle mériterait de faire l'objet d'une réédition, je m'étonne que personne n'ait encore entrepris de s'y attacher. 


La première livraison décrit l'arrivée de la jeune femme à Nouméa, évoque les formalités qu'elle a dû accomplir pour venir rejoindre son bagnard de mari, le voyage à bord du paquebot des Messageries Maritimes, elle comporte aussi une brève description du chef lieu. En voici le texte tel qu'on peut le lire dans La Vérité du 19 janvier 1895.

 

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Marie-Jeanne venait de débarquer du Polynésien. On lui avait pris cent sous du grand paquebot, mouillé au large, jusqu'au quai inachevé ou stationnaient des landaus et des curieux. Alors pour faire l'économie d'une voiture, elle avez accepté après quelques hésitations, les services d'un soi-disant portefaix qui la promena à travers la ville en roulant devant lui une brouette qui grinçait.

L'homme en quête de travail, sorti le matin du lycée de l'île Nou avec ses papiers en règle et peu d'argent en poche, s'était mis en route sans insister sur l'adresse, mais aussi sans trouver la maison qu'il cherchait.

Il était midi juste; le canon tira à l'artillerie, et la détonation ébranla un moment l'atmosphère surchauffée.

Ce fut le signal d'une pause dans la rue, lui, s'assit en ronchonnant sur les brancards de la brouette s'épongeant le cou à l'aide d'un mouchoir à carreaux, elle debout, le torse saillant, la hanche accusée dans le simple fourreau d'une robe en cachemire noir, demeurée auprès de son malencontreux conducteur, jeta des regards étonnés autour d'elle.

Le gazon pelé, les cocotiers jaunis, la touffe sale des bambous, la promenade enfin véritable casse-cou, mise sous la protection des citoyens par une édilité confiante, la firent sourire. On vit ses dents blanches et le rose de ses joues. Elle était jolie et fraîche.

Mais le kiosque branlant, construction légère, du modèle de celui de Brest, ramena ses idées en arrière. En voulant comparer les deux édifices, elle ne plus s'empêcher de faire un retour sur elle-même. Comme le champ de bataille était loin à présent ! Et elle se demanda par suite de quelles circonstances extraordinaires elle était venue jusqu'à Nouméa.

Son cœur se souleva douloureusement. Tout de suite elle se vit chez le maire de son pays, un avoué, populaire et plein de bonhomie qui l'avait mandée pour ainsi dire confidentiellement dans son cabinet, et doucement interrogée tout en compulsant une quantité de paperasses. Très paternel, le maire l'avait sermonnée  "pour son bien" et il la regardait avec de bons gros yeux interrogateurs, il avait été question de coup de tête dans cet entretien : - Réfléchissez bien, madame, et l'homme d'affaires avait remplacé à un moment donné le magistrat intègre, aimé de ces concitoyens, car le mot divorce avec ses conséquences plus ou moins heureuses avait été prononcé et le maire en fit une approbation à ses conseils.

- Je ferai le nécessaire dit-il par acquit de conscience.

- C'est inutile avait répondu Marie-Jeanne. Je suis décidée. J'irai là bas.

- Je vais donc m'occuper de toutes les formalités répondit le maire.

- Repassez dans quelques jours.

C'est par les soins de la ville qu'elle avait été expédiée à Paris, trimballant de bureaux en bureaux, en plein ministère, se cognant a tous les couloirs avant d'obtenir ses pièces, des certificats abominables de sécheresse, imprimés avec des vides remplis à la main, noircis de son signalement, de paragraphes à n'en plus finir et de timbres hideux. Elle eu à la fin une feuille de route d'indigente ou son nom d'honnête fille, son état civil et le but de son voyage étaient brutalement inscrits en marge en toutes lettres.

Elle allait à la "Nouvelle" rejoindre son mari ; et la firme du sous secrétaire d'état large et omnipotente, lui donnait le droit de voyager sans payer : il lui était même accordé quelques secours de route.

Cependant Marie-Jeanne Hennecart, épouse Le Troullec née à Guipavas, âgée de 27 ans, soit timidité soit fausse honte, n'avait montré ces documents qu'en cachettes aux autorités compétentes et cela se conçoit. À bord dans la promiscuité du voyage, c'est avec beaucoup de tact et de souplesse qu'elle évite les interrogatifs propos des passagers de troisième, bavards et désœuvrés, à l'étroit sur l'avant, se coudoyant journellement pendant la traversée, le long des cages à poules empestées et se réunissant à table que pour chuchoter des cancans ou faire la critique du menu.

Elle s'était arrangée pour qu'on ne la remarquât pas, et à force de discrétion en ses affaires, elle y était parvenu. Sa modestie, son silence furent respectés et on ne la désignait, à cause de sa toilette sombre, que sous le nom de "la femme en noir".

Ne prêtant attention à personne, elle put échapper aux commérages des dames et aux œillades des hommes, à table ou sur le pont elle fuyait l'insignifiance et la banalité des discussions quelconques. Rien ne semblait l'intéresser, hors l'existence spéciale des gens allant à la "Nouvelle", fonctionnaires et condamnés ; on en avait conclu que son mari devait être de l'une ou de l'autre catégorie et l'on n'insistait pas. C'était commun, la passagère seule rejoignant aux antipodes un époux bien aimé, surveillant militaire ou commis aux vivres.

Positivement, chaque fois qu'il était question de l'administration pénitentiaire, de son vaste domaine, de ses bureaux, de ses camps, la "femme en noir" s'intéressait à ce qui se disait. Elle retenait des noms de localités baroques, gravait dans sa mémoire une foule de détails qui venaient confirmer pour ainsi dire littéralement ceux qu'elle avait reçus à Brest, "poste restante", en d'épaisses lettres maintenant cachés au fin fond de sa malle.

Ah ! Ces lettres ! Elles étaient cause de tout, quoi ! C'est en les ouvrant, en en respirant l'âcre et indéfinissable senteur, venue de si loin ! que la nostalgie, le dégoût d'une vie tranquille, ignorée et pudique l'avait prise. En les feuilletant, elle y avait puisé des espérances nouvelles, qu'elle n'osait dire, qui remuantes et si tenaces ! Que de choses elle découvrit ainsi par la fatalité d'une lecture journalière, dans l'isolement d'une chambre cachée sous les combles ardents ! Elle connaissait la suggestion des jambages pleins ou déliés, des mots chéris, retenus par cœur, quelques informels ou tronqués qu'il fussent ; elles les voyait à leur place sur le papier banal, magique, plein de promesses.

En fermant les yeux, elle en saisissait le sens mystérieux, caché, poétique, ils se nuançaient d'espérances, entortillaient son imagination, touchée au bon endroit, d'artificieuses illusions. Et bientôt la réalité se ferait radieuse.

Elle aimait son mari.

A travers ce prisme idéal, les chimères émergentes et caressées, se groupaient et prenaient corps. Elle revivait à volonté dans son coin de chambre de bonne des songes idylliques, toujours les mêmes : une existence à deux, renouvelée du premier quartier d'amour, s'écoulant heureuse à l'orée d'une forêt tropicale, pleine d'oiselets multicolores, enlacée de lianes aux fleurs étonnantes, avec le susurrement d'eaux limpides sur les fougères aux crosses tendrement frisées.

Le paysage arcadien défilait au gré de ses désirs, artistement estompé de teintes molles, inconnues et troublantes, il lui apparaissait le souvent sous une gaze légère et diaphane, brume matinale emperlant de gouttelettes l'extrémité des brindilles efflorescentes.

Parfois, une buée lumineuse et transparente tantôt coulait sur les frondaisons délicates mille nuances veloutées, tantôt impressionnait les fonds sylvestres et bleutés quand l'air se glissait dans la trouée des dômes verdoyants.

Ce tableau irisé, chatoyant, non seulement pouvait issir dans l'assoupissement de son être endormi de platonisme, mais subsistait, demeurait au réveil, comme un souvenir de paradis perdu.

Marie-Jeanne extasiée se figurait la nature calédonienne ainsi, dans l'ensorcellement des lettres suggestives et mystérieuses.



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