L'ORCHESTRE DU BAGNE

Les caricatures ci-dessus se trouvent en page 4 de la Revue Illustrée du 26 octobre 1878. Elles sont dues à Alphonse Lemaître et reproduisent de façon plaisante et critique des images de la vie à Nouméa "le dimanche" dans le courant des vingt dernières années du 19e siècle.

 

Le premier dessin représente deux musiciens "qui ne sont pas là pour s'amuser". Il s'agit de deux bagnards de la "Musique de la Transportation" qui fera l'objet de mon propos dans cette mise à jour du 7 octobre 2013.

 

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À l'époque, il n'est pas question d'orchestre du bagne mais de "fanfare" ou de "Musique de la Transportation", ce qui est précis en ce qui concerne l'origine du personnel constituant la formation musicale et qui l'est moins en ce qui concerne la nature de l'ensemble musical.
Précis en raison du terme "transportation", indiquant que les musiciens dont il s'agit sont des "transportés", c'est-à-dire des bagnards condamnés à une peine de travaux forcés d'une durée égale ou supérieure à huit années.

À ne pas confondre avec les "relégués" qui étaient des récidivistes subissant en principe leur peine dans des conditions plus pénibles.

À ne pas confondre surtout avec les "déportés" qui étaient des condamnés politiques, soit pour avoir participé aux mouvements insurrectionnels de la Commune de Paris en 1871 – ils n'étaient pas astreints au travail forcé et ont tous été amnistiés en 1880 – ; soit pour avoir participé à diverses insurrections en Algérie entre 1871 et 1882, ces derniers ont été amnistiés en 1895 seulement.

La catégorie des "transportés" était extrêmement hétéroclite. Si la majorité d'entre eux avait des origines sociales très modestes, s'ils étaient pour la plupart issus du bas peuple, peu cultivés, souvent illettrés... il se trouvait aussi parmi eux, des bacheliers, des individus aux origines familiales plus huppées,– bourgeoises, voire aristocratiques –, des instrumentistes de profession... Il ne faut donc pas s'étonner qu'il ait pu se trouver parmi eux des musiciens assez talentueux pour intégrer une formation musicale d'un niveau très satisfaisant (1).

Précisons maintenant le terme "musique".

Dans le premier article où il est question de cette formation, le terme employé est "fanfare".

Cet article, reproduit ci-contre, est paru dans le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie du 28 juin 1871 ; il se termine ainsi : 

 

"obligés, qui sont des plaisirs, il est vrai, au dire des amateurs, mais dont, après tout, la plus belle moitié de notre société est exclue, ce qui n'est ni galant ni sage, et les rend d'ailleurs fort incomplets. Un peu de musique en public nous réunirait tous dans un délassement plein de charmes, et nous croyons savoir que la population tout entière serait prête à faire quelques sacrifices pour se le procurer d'une manière plus ou moins continue."

 

Quelque vingt ans plus tard, Paul Mimande écrit encore "fanfare de la Transportation" (2), ce qui est inapproprié puisque une fanfare est constituée uniquement par de cuivres, accompagnés éventuellement de percussions.

Comprenant des bois, des cuivres et des percussions, la "Musique de la Transportation" était un orchestre d'harmonie qui comptait, dans les années 1880-1890, une quarantaine de musiciens.

Les répétitions se faisaient en plein air, à l'île Nou (3). Puis les bagnards-musiciens se produisaient, pour le plaisir des habitants de Nouméa, sur la place du centre-ville, sous le seul abri des arbres d'abord, puis, à partir de 1878, sous le kiosque à musique de la "place des Cocotiers" (4), deux à trois fois par semaine : le mardi, le jeudi, le dimanche (5).

 

Chaque fois six à huit morceaux différents figuraient au programme et le répertoire était extrêmement varié. J'ai pu répertorier pour la seule année 1888, par exemple :

 

  • 261 morceaux différents, il s'agit là d'une donnée a minima, puisque d'une part la collection de presse dont je dispose présente quelques lacunes et que d'autre part l'annonce du programme du "Concert de la Place des Cocotiers" a pu quelquefois être escamotée par manque de place dans les feuilles du journal ;

     

  • certains de ces morceaux ont été joués une seule fois, d'autres plusieurs fois, quatre fois au maximum ;

     

  • pour ce qui est de la classification, j'ai relevé : 34 "allegro", 1 "ballet", 2 "boléro",46 "fantaisie", 2 "galop", 1 "guirlande", 2 "marche", 15 "mazurka", 1"méditation", 1 "mosaïque", 27 "ouverture", 15 "polka", 23 "quadrille", 3 "redowa", 2 "retraite", 8 "scottish", 1 "sextuor", 1 "tyrolienne", 30 "valse" ;

     

  • quant aux auteurs, ils sont au nombre de 104 bien identifiés, auxquels il faut ajouter 4 "X" et 1 "Mme X" ; les plus joués sont Verdi (16 fois), Auber (12 fois), Buot (12 fois), Adam (11 fois), Bléger (11 fois), Gurtner (11 fois), Rossini (10 fois) ; il est à noter que deux compositeurs sont peut-être des pensionnaires du bagne si l'on se fonde sur le titre de deux compositions qui se rapportent au milieu local, il s'agit de Fourche, à qui est attribué "Le Réveil de l'Ile Nou", et de E. Benoit auteur de "Les Bords de la Foa" (6).

 

En plus de ces prestations régulières et ouvertes à tous les publics, les musiciens de l'harmonie du bagne étaient aussi mis à contribution pour des prestations plus ou moins privées, lorsqu'il s'agissait par exemple d'un bal à la mairie (7) ou d'une soirée chez le directeur de l'Administration pénitentiaire. Dans ce dernier cas, la presse protestait généralement contre ce qui était de toute évidence un abus de pouvoir interdit par les directives ministérielles et réprouvés par la morale collective (8).