D'après mon article dans l'ouvrage collectif : "Du Caillou au Nickel - Contribution à l'archéologie industrielle de la Province Sud". (Co-édition : Université Française du Pacifique et C.D.P.N.C

 

Au XIXème siècle, les cales de halage du port de Nouméa.

 

 

Dès les premières années de la colonisation française, les autorités, militaires ou civiles, eurent à cœur de pourvoir le port du chef-lieu du maximum d'équipements possible. Malheureusement, le ministère n'avait pas l'intention d'engager de lourdes dépenses en Nouvelle-Calédonie et les revenus de la colonie ne furent jamais, au XIXème siècle, à la hauteur des ambitions des responsables locaux qui auraient voulu un quai, un wharf, un bassin de radoub, un bassin de carénage, une cale de halage, des entrepôts...

Le quai, tout à fait indispensable pour un port, fut édifié par petites étapes (1). En fait de wharf, on ne construisit jamais que quelques appontements successifs, en bois, qu'il fallait reconstruire au bout d'un temps plus ou moins long selon que les tarets et les tempêtes les avaient plus ou moins épargnés. En guise d'entrepôt, il n'y eut durant longtemps qu'un hangar édifié avec les ferrailles récupérées de l'épave d'un navire naufragé sur le récif, le Bordeaux. Aucun bassin de carénage ou de radoub, ne fut mis en chantier bien que sur un plan-projet anonyme de 1864, abandonné aussitôt que conçu, aient figuré trois darses, deux formes de visite, quatre cales de halage (D1), et qu'une copie du plan terrier, datée de 1871, réservât un emplacement pour deux formes de visite et deux cales de halage (2) (D2).

En dehors du quai, la cale de halage a finalement été la seule construction réalisée ; dans les faits, il y en eut même trois, ou quatre, à des emplacements différents. C'est l'histoire de ces outils de l'industrie navale que je vais esquisser ici.

 

Les cales de la flottille pénitentiaire.

 

Précisons tout d'abord qu'il n'est pas question de trouver trace in situ d'aucune de ces cales de halage. Une partie de Nouméa est un polder, la rue de Sébastopol et la rue du Gouverneur Sautot ont été des digues à l'origine, de part et d'autre desquelles ont été entassés des remblais, provenant de la butte Conneau entre autres, pour combler les marais gagnés sur la baie de la Moselle. Quant au vieux quai sur lequel se trouve l'actuelle gare maritime, il représente une avancée d'une cinquantaine de mètres en moyenne par rapport au rivage originel. Pour peu qu'ils aient pu subsister jusqu'à nos jours, les vestiges des anciennes cales de halage, sont enfouis sous le quai ou sous la rue du capitaine Robineau. C'est donc uniquement à travers des documents d'archives (coupures de presse, anciens plans de la ville, vieilles cartes postales) que nous pouvons nous faire une idée de ce qu'ont été les cales de halage de Port de France puis du Nouméa d'autrefois.

La première cale dont l'existence est attestée se trouvait à la "flottille pénitentiaire", sur l'avancée du littoral dominée par le fort Constantine, "à côté de la Direction du port", à peu près dans le prolongement de la rue Paul Doumer, entre la rue Jules Ferry et la cantine des dockers. Là, une cale de dimensions sans doute très modestes servant à la fois pour la construction ou le halage de petits navires fut construite en 1862. Un caboteur y fut hissé pour y être doublé en cuivre et la cale servit pour la transformation en goélette d'une chaloupe apportée de métropole par la frégate Isis : l'Étoile, c'était le nom donné à la nouvelle goélette, fut lancée le dimanche 8 octobre 1863 (3).

L'article du Moniteur de la Nouvelle-Calédonie qui relate l'événement ne dit pas qui a été le concepteur de cette première cale de halage et il n'en donne aucune description significative, mais il félicite le maître charpentier Lecoq qui a dirigé les travaux de transformation du petit navire et auquel est dû le succès du lancement.

D'après le témoignage donné en 1903 à La France Australe par le capitaine Gaspard, un premier projet de cale pouvant haler des navires de fort tonnage aurait été conçu en 1862, il s'agit évidemment de celle qui avait servi pour le lancement de l'Étoile, mais dix ans plus tard, le besoin s'était fait sentir de disposer d'une cale plus conséquente. Le gouverneur Guillain avait alors désigné une commission composée du capitaine de frégate Chambeyron, président, du commandant du génie Féron, de l'enseigne de vaisseau Ravel et du maître charpentier Lecoq. Dès que cette commission avait commencé ses études, Guillain s'y était associé, et c'est ainsi que Gaspard, alors patron du canot du gouverneur, avait pu assister aux travaux effectués.

La dite commission visita successivement la baie de l'Orphelinat, la pointe Chaleix, la pointe de l'Artillerie, la baie de la Moselle et celle de l'abattoir et enfin, la Vacherie de l'île Nou. Ce fut ce dernier endroit qui fut choisi comme étant le meilleur, pour la construction de la cale de halage.

Un seul des membres de la commission, le maître charpentier Lecoq se permit d'élever une objection sur le choix de cet emplacement qui lui paraissait défectueux, vu la difficulté qu'il y avait de se procurer de l'eau douce.

Le brave commandant Chambeyron, un vieux loup de mer, qui avait son franc parler et ne mâchait pas ses mots faillit alors se fâcher :

 

"Nom de Dieu! maître, s'écria-t-il, que nous importe l'eau douce, puisqu'il y a à la Vacherie assez d'eau salée pour permettre le halage non seulement de petits navires mais aussi de vaisseaux de fort tonnage. Construisons donc au plus vite la cale (cette cale qui est une nécessité absolue) et lorsqu'elle sera terminée, vous ferez venir l'eau douce de Paris ou de Londres si cela vous fait plaisir." (4)

 

Guillain, rappelé en métropole peu après, "les travaux de la commission restèrent lettre morte" (4) et, au début de 1870, alors que la division navale de la Nouvelle-Calédonie se composait de deux goélettes (Gazelle, Calédonienne), de 3 canonnières et d'un ponton (Fine), que des bruits le guerre commençaient à courir, le nouveau gouverneur, Gaultier de la Richerie, "soucieux de pouvoir réparer sur place si besoin était, et sans avoir recours aux Australiens, décida la construction immédiate d'une cale ..." (4)

Le site de la Vacherie (5) ne fut pas retenu cette fois. Gaspard attribue au gouverneur le choix de l'emplacement de cette nouvelle cale le long du wharf du port, c'est-à-dire à côté de la petite cale de 1862, à moins qu'il ne se fût agi simplement d'agrandir et de rénover la cale déjà existante. C'est le maître charpentier Lecoq qui fut chargé de la construction de la cale dont il avait peut-être bien contribué à fixer l'emplacement selon ses vœux en influençant quelque peu la décision du gouverneur.

Toujours d'après les souvenirs du capitaine Gaspard, cette nouvelle cale fut inaugurée en 1872 par la canonnière Caïman. Quelques autres navires de guerre et de commerce eurent encore recours à ses services puis elle cessa de fonctionner.

Il s'agissait bien là de cales de durée pour le moins éphémère, si éphémère que parmi tous les plans de Port-de-France et du vieux Nouméa que j'ai pu examiner, aucun ne porte indication de l'existence d'une cale de halage à la "flottille pénitentiaire" ; l'ouvrage, dont l'existence ne peut être mis en doute, devait être de conception trop peu conséquente, ou trop marqué par le sceau du provisoire, pour figurer sur les plans dont certains indiquent un tracé plutôt vague du littoral à cet endroit, tandis que d'autres représentent de toute évidence une ligne théorique, un projet. Sur les rares plans où le dessinateur paraît avoir été soucieux de reproduire la réalité avec exactitude, il n'y a aucune indication explicite relative à l'existence en ce lieu d'une cale de halage.

 

Les cales de Louis Boudan.

 

En 1880, le tout jeune Conseil municipal de Nouméa envisagea de faire un emprunt dans le but de réaliser des travaux. Mais, en ces temps d'apprentissage de la démocratie, la Municipalité, encore loin d'être considérée comme adulte, devait obtenir l'accord du Conseil privé pour pouvoir soumettre aux organismes de crédit une demande d'emprunt ; afin d'obtenir cet accord, il fallait constituer un solide dossier démontrant que les fonds de l'emprunt seraient bien employés et que les travaux réalisés seraient d'un rapport suffisants pour faire face aux échéances des remboursements.

Dans sa séance du 17 mai, le Conseil municipal allait décider de concentrer les 600 000 F de l'emprunt projeté à la construction d'un abattoir, d'une cale de halage, d'un appontement, d'un hôtel-de-ville et à la réalisation de travaux de voirie.

Pour ce qui concerne la cale de halage qui seule nous intéresse ici, Charles-Michel Simon qui présidait la séance par intérim proposa de nommer une commission chargée d'étudier la question. La commission désignée se composait de trois élus, Sauvan, Porcheron et Locamus, auxquels était adjoint l'architecte-voyer Pêcheur qui, invité à donner son avis sur le meilleur emplacement à retenir pour la construction d'une cale de halage, avait indiqué "la partie de la baie située entre l'Orphelinat et les hauts fourneaux", en fait, quelque part dans la baie de l'Orphelinat ou la baie des Pêcheurs.

Un an plus tard, rien n'ayant été décidé au niveau de la Mairie, le Conseil municipal fut saisi d'une demande assortie d'une proposition de construire une cale de halage émanant d'un particulier, "M. Boudan, entrepreneur à Nouméa" (6).

Dans la lettre qu'il adressait au Conseil municipal, Louis Boudan déclarait qu'il avait l'intention de construire une cale de halage "pouvant servir aux plus forts bateaux de cabotage". Il demandait à établir cette cale sur le trajet de la baie de la Moselle, "entre l'extrêmité de la rue de Tourville et la rue de Rivoli prolongée", c'est-à-dire, comme je l'ai mentionné plus haut, à l'emplacement où se situe actuellement le tracé de la rue du Capitaine Robineau et le monument aux Américains (D3) et (D4). Eu égard les "dépenses considérables" qu'il serait obligé d'engager, Boudan demandait que la concession nécessaire pour établir sa cale de halage lui fût accordée pour une durée de 20 ans.

Du débat qui suivi au Conseil municipal sur la proposition ainsi faite, il ressort d'abord que l'emplacement demandé aurait été justement celui retenu par la Municipalité pour la cale de halage qu'elle projetait de faire construire, ensuite il n'était pas question qu'elle aliénât pour 20 ans un emplacement qui pourrait "à un certain moment lui devenir indispensable et dont la reprise de possession lui occasionnerait des dépenses peut-être très élevées" (6). Une commission fut chargée d'examiner la demande. Composée des conseillers Puech, Armand et Bourdinat, cette commission fit son travail et soumit peu après au Conseil municipal un rapport dont il fut débattu dans les séances des 9 et 10 août 1881. En fin de compte, le terrain demandé par Boudan lui étaient concédé "pour une durée de dix ans à raison de 100 francs par an, pour y construire une cale de halage pouvant recevoir des bateaux de 50 tonneaux de jauge au moins. Si avant l'expiration des dix années, la ville avait besoin des terrain loués, elle pourrait les reprendre en payant les dépenses faites pour la cale et pour la cale seulement, sous une déduction de 15% par année échue." (7)

Boudan construisit donc sa cale et le port de Nouméa disposa durant trois ou quatre ans de deux petites cales de halage, la plus ancienne appartenant à l'Administration pénitentiaire était située à peu près dans le prolongement de la rue de Montebello (8), la plus récente, appartenant à l'industrie privée, permettait de tirer à sec les petits bateaux de la station tout au fond de la baie de la Moselle.

En 1886, le prolongement de la rue de Montebello en direction de la mer ayant été décidé, l'Administration pénitentiaire déménagea sur l'île Nou une partie du matériel et des ateliers de la "flottille pénitentiaire" pour mettre à la disposition de la Municipalité les terrains nécessaires aux travaux projetés. La cale de halage est décrite comme étant alors en très mauvais état, impossible à employer sans risquer l'accident ; il aurait été prévu d'entreprendre des réparations considérables pour la rendre de nouveau utilisable ou même de la démolir pour la reconstruire intégralement.

À la même époque, la cale de Louis Boudan était, selon certains, capable de monter "des bateaux de la grandeur du Loyalty". L'abandon total de la cale de la "flottille pénitentiaire" laissait Boudan sans concurrence mais lui posait aussi le problème de faire face à une demande largement accrue. Entrepreneur plein d'allant et de confiance en l'avenir, puisque avant même l'annonce officielle du transfert à l'île Nou des ateliers de la "flottille pénitentiaire", il avait mis en chantier une seconde cale de halage, à côté de la première, il assurait que, une fois terminée, son installation pourrait servir à des navires de 300 tonnes au moins. Déjà sur la cale provisoire dont il disposait, il avait "fait monter, avec les moyens les plus primitifs, le Port-Vila, bateau de 60 tonnes" (9). Boudan n'attendait plus alors que de recevoir les bois qu'il avait commandés pour finir d'édifier proprement et solidement la cale dont il avait entrepris la construction.

Heureusement la presse locale de l'époque était éminemment polémiste, si bien qu'on peut lire dans L'Indépendant de la Nouvelle-Calédonie du 1er juillet 1886 la reproduction d'une lettre anonyme adressée au journal, dans laquelle un vilain sort est fait aux cales de Boudan, ce qui nous permet de savoir comment elles étaient construites.

Selon la lettre en question, il n'y aurait alors aucune cale de halage et Boudan abuserait son monde en obtenant "sous prétexte de cale, des bois de la baie du sud" qu'il aurait employés "on ne sait à quoi". Et l'anonyme épistolier de poursuivre :

 

"Nous connaissons M. Boudan pour un assez bon ouvrier calfat qui ferait bien mieux de reprendre sont maillet et de continuer son métier plutôt que de poser pour le constructeur de cales. Il n'a même pas l'idée de ce que doit être une pareille construction et si l'on veut en avoir la preuve, on n'a qu'à se rendre dans la baie de la Moselle. On y trouvera une série de pieux enfoncés à un mètre ou un mètre cinquante dans une vase molle d'une profondeur d'environ quatre à cinq mètres. On y trouvera aussi une jetée de pierres qui sert de refuge aux anguilles et aux crabes. C'est peut-être cela qu'on appelle les deux cales de M. Boudan."

 

Ce à quoi Boudan réplique dans le même journal qu'il est victime "des calomnies de gens qui n'ont rien fait pour profiter de l'aide qu'on leur a donnée" (10) que ses cales existent bel et bien, qu'il y a monté pour les réparer bien des bateaux, "Port-Vila, Tairiri, Dumbéa, Ringleander..." et qu'il se fait fort, si on veut bien le lui amener, de monter en quatre heures seulement le Loyalty sur sa cale. Puis il ajoute :

 

"Je ne suis pas fortuné et j'avoue qu'en voyant mes efforts et le résultat déjà obtenu j'espérais avoir l'appui de mes concitoyens, pour arriver à avoir ici une cale capable de monter des navires de 5 à 600 tonnes et donner du travail aux ouvriers de Nouméa. J'ai déjà fait beaucoup, il ne me reste plus qu'un dernier effort, et j'arriverai quand même, je le répète, non sans peine ni privation, c'est vrai, mais j'arriverai".

 

La description de sa cale vient ensuite : "120 poteaux battus, l'empierrement sur une longueur de 90 mètres, une largeur de 7 mètres, une hauteur moyenne de1m,50 soit 945 m3 de pierres, prouvent que j'ai fait quelques chose". Mais il n'a pas pu accomplir tout ce qu'il ambitionnait car au lieu d'être aidé par ses concitoyens, il a eu au contraire à souffrir des effets d'une sournoise malveillance, notamment lorsqu'une main criminelle a coupé les amarres de son chaland, qui a disparu, lui causant une perte de sept mille francs et un retard de plus de cinq mois (11).

Quelques temps plus tard, à l'occasion d'une autre polémique de presse, en relation cette fois avec une campagne électorale, Boudan évoque la mise sur cale du vapeur  Cagou et, pour répliquer à Ambroise Roger,- l'un des rédacteurs de L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie,- qui l'a mis en cause, il explique l'incident que la remise à l'eau de ce navire a occasionné en ces termes :

 

"Jamais M. Hagen n'a manifesté le moindre regret d'avoir laissé monter le Cagou sur ma cale. Étant pressé de son bateau, il a voulu, malgré mon avis et sous sa responsabilité, mettre à l'eau son bateau à la morte eau. Je lui ai fait observer qu'à ce moment la marée ne se retirait par assez pour permettre de graisser les 45 mètres de coulisseaux qui se trouvaient sous l'eau et que fatalement le bateau s'arrêterait dès qu'il aurait franchi les 15 mètres graissés sur lesquels je n'avais aucune appréhensions. Il voulut quand même, et le bateau s'arrêta à l'endroit et selon que je l'avais prédit. Je dois ajouter qu'il ne m'en a pas fait le moindre reproche, prenant à sa charge et à son compte ce qui était arrivé. Et la cale, quoiqu'en dise M. Roger, est tellement bien établie que bien que le bateau ait été aidé par une impulsion extérieure, pas un coulisseau n'a fléchi d'un millimètre. Des gens plus compétents que vous, maître Roger, sont venus le constater.

Du reste, ma cale est encore là, tout le monde peut la voir, il y a un autre bateau dessus en ce moment et il sera suivi de bien d'autres qui attentent leur tour et vous prouveront ce qu'un ouvrier, qui n'est pas ingénieur, peut faire, même avec de simples longrines cachées sur la grève." (12)

 

Après quoi il fait une description de l'avancement des travaux de sa future cale et donne la raison du retard qu'ils ont eu à subir.

 

"Ce n'est pas à dire que ma cale soit la réalisation de mon rêve. A côté de cette cale mobile chacun peut se rendre compte qu'un emplacement a été préparé et empierré sur une longueur de 110 mètres et sur une largeur de 9 mètres avec des pieux enfoncés jusqu'à refus au moyen d'un sonnette et que cela représente un travail d'une valeur de plus de 30 000 F. Il n'y a plus qu'à cimenter l'encaillassement, scier les pieux à niveau pour recevoir les coulisseaux, chose qui dès longtemps serait faite si l'Administration pénitentiaire m'avait livré les bois commandés par moi, après contrat, au lieu de les envoyer à Tahiti pour refaire la cale du Service local de cette colonie. Voilà la vraie cale. Avec celle-là, je monterai des bateaux de 1 200 à 1300 tonneaux et c'est pour celle-là que je demande une subvention, je l'avoue.

Ne dites donc pas qu'il n'y a rien de fait. Ai-je rendu et puis-je rendre encore des services à la marine de notre colonie ? Oui ou non ?"

 

La subvention dont il est question ci-dessus, Boudan ne devait pas l'obtenir, L'Indépendant de la Nouvelle-Calédonie du 8 décembre 1888 donnant un compte rendu de la séance du Conseil général du même jour publie la note liminaire suivante :     

"Demande de subvention Boudan : renvoyée à des temps meilleurs..."

Sans se décourager, ayant obtenu le soutien financier d'une maison de commerce de la place, Le Caime et Lerrant, Boudan adresse, en date du 4 février 1889, une nouvelle lettre au Conseil municipal dans laquelle il propose "de construire sur le terrain qui lui a été donné à bail par la Municipalité, une cale en fer pouvant monter des navires de 400 à 450 tonneaux." Dans ce but, il demande une prolongation de quinze années pour son bail, et il offre la garantie de ses commanditaires.

La décision du Conseil fut d'abord assez décevante puisqu'elle se contentait d'une vague promesse de prolonger le bail si à son expiration, "au 31 décembre 1892", Boudan possédait "des moyens d'actions pour l'exécution de la cale" dont il s'agissait ; aucun autre engagement ne pouvait être pris auparavant. Mais le Conseil municipal revint sans doute peu après à de meilleures dispositions puisque le 14 juin 1892, Boudan s'embarquait pour l'Australie aux fins d'y acquérir le matériel nécessaire à la construction d'une cale "en fer" capable de sortir de l'eau des navires de 800 à 1 000 t (13).

La cale en fer fut commencée mais jamais achevée en raison du décès, en 1894, de Louis Boudan. Le Caime et Lerrant subirent de ce fait une perte évaluée à 80 000 F et la cale de halage de la baie de la Moselle fut laissée à l'abandon.

 

La cale de César Berthier.

 

Lorsqu'il se défendait contre les attaques dont il était l'objet de la part du rédacteur de L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, Boudan avait mentionné, sans le nommer, un entrepreneur qui avait obtenu du directeur de l'Intérieur Édouard Littaye "par contrat gratuit en date du 9 juin 1877, à la pointe Prévoyante, après les bâtiments de l'Artillerie, un terrain qu'il avait librement choisi pour y installer une cale qui devait lui être rachetée 18 ans après par le service local..." (14)

L'entrepreneur auquel Boudan fait allusion s'appelait César Berthier. Durant les années qui suivirent, Berthier ne fit rien de la concession que l'administration lui avait accordée à de si généreuses conditions, à tel point qu'en 1883, le directeur de l'Intérieur de l'époque, Léon Gauharou, autorisa un dénommé Boutmy à installer un parc à huîtres sur ce même emplacement. Mais Boutmy n'exploita pas de parc à huîtres et  Berthier construisit en fin de compte sa cale de halage.

Commencés en mars 1889, avec douze ans de retard, les travaux traînèrent en longueur : Berthier avait d'abord utilisé des bois provenant de Bourail qui pourrirent sous l'eau en un temps record, au point qu'il avait dû remplacer toute la partie immergée de la charpente, à partir d'avril 1890, avec du bois d'Australie propre à ce genre de construction.

Fin février 1891, la cale, enfin opérationnelle, mesurait 125 m de longueur, 4,40 m de largeur et offrait "à son extrême arrière 7 m d'eau". L'appareil de traction utilisé pouvait vaincre une résistance de 62 tonnes et, le mercredi 25 février, deux petits navires, la Rose et l'Emily, pesant ensemble plus de 80 tonnes, furent halés simultanément, à l'aide d'un cabestan multiple manœuvré par dix indigènes. Les deux bateaux ayant été remis à l'eau à quelques jours d'intervalle, le 13 mars, Berthier fit hisser un navire de 250 tonnes, le Ne-Oblie. L'opération fut exécutée en six heures et demie : "Par demi-heure, le bâtiment parcourait sur cale une longueur de 5m, 50 " (14).

Fier de sa réalisation, Berthier avait adressé pour le lendemain des cartons d'invitation aux autorités et aux notables du chef-lieu, aux fins de procéder à une inauguration officielle de la cale de halage de la pointe de l'Artillerie. Le samedi après-midi, "à cinq heures et demie, une nombreuse assistance se pressait à la pointe Prévoyante pour examiner les travaux accomplis et juger du résultat obtenu" (15). Parmi cette "nombreuse assistance", figuraient le gouverneur Noël Pardon et son épouse, le directeur de l'Intérieur, Léon Gauharou, le conseiller général Louis Simon, de nombreux officiers de marine...

Le travail à accomplir sur le Ne-Oblie était conséquent : réfection entière de la quille et des deux étambots, remplacement de deux cents mètres de bordage, calfatage complet de la carène, doublage de la coque et modification de la charpente pour l'installation d'une nouvelle chaudière. L'aléa que devait encore affronter Berthier était celui de la main-d'œuvre qu'il craignait de ne pas pouvoir se procurer à suffisance, mais il ne s'inquiétait pas outre mesure : il escomptait former lui-même un certain nombre de jeunes ouvriers, envisageait déjà d'apporter des perfectionnements à sa cale "de façon à pouvoir hisser des navires de 25 à 30 mètres bout à bout" et, grâce à un "nouvel appareil de traction, vaincre la résistance offerte par un bâtiment de 3 à 600 tonnes", ce qui aurait permis de réparer tous les bâtiments destinés au service côtier.

 

Épilogue.

 

En ce premier semestre de 1891 qui vit l'inauguration de la cale de halage de la pointe de l'Artillerie, on ne sait pas si la cale de la baie de la Moselle fonctionnait toujours ; l'article de La France Australe qui annonce le départ de Louis Boudan pour Sydney aux fins d'y acquérir le matériel nécessaire à la construction d'une cale permettant de haler des navires de 800 à 1000 tonnes, semble vouloir dire que non puisqu'il contient le commentaire suivant :

"Il est certain qu'une installation de ce genre se fait vivement sentir à Nouméa (sic). De l'avis des hommes compétents, ce ne sont pas les travaux qui manqueront.

Nous aurions ainsi deux cales : celle de M. Berthier pour les navires de 400 t et au dessous, et la nouvelle cale pour les navires de plus fort tonnage" (13).

L'on sait ce qu'il advint de cette entreprise. La cale de César Berthier ne connut pas un meilleur sort puisqu'elle cessa bientôt également de fonctionner et que les navires du port de Nouméa durent "comme par le passé, avoir recours à l'Australie pour leurs réparations".

Construites avec des matériaux locaux, peut-être mal choisis, comme ce fut la cas lors des premiers travaux de la cale Berthier, édifiées par des hommes qui pouvaient ne pas avoir les compétences suffisantes pour cela, comme on en à fait le reproche à Boudan, il semble bien que ces cales de halage dues à l'industrie privée n'aient pas bénéficié des moyens nécessaires pour durer.

L'érection d'une nouvelle cale de halage, "indispensable à une île que la mer seule reliait au monde civilisé", fut décidée en "haut lieu" dans le courant de l'année 1901.

Comme cette étude se limite dans le temps au XIXème siècle, je n'ai pas poussé les recherches en ce qui la concerne. Je sais néanmoins qu'elle fut construite à la pointe Chaleix, en fait dans le fond oriental de la baie des Pêcheurs, qu'elle fut inaugurée le samedi 31 octobre 1903, en présence du gouverneur Picanon, et que ce jour-là, le vapeur France, de l'U.C.N.C., jaugeant 265 tonneaux, fut sorti de l'eau en une heure et demie, ce qui représentait une vitesse de halage de 1,50 m à la minute.

Cette cale de halage, dont on possède quelques reproductions photographiques (D5), était de toute évidence un outil d'une capacité supérieure à ce que l'on avait construit jusqu'alors, et surtout plus solide, si l'on en juge par le fait que la dite cale figure toujours au même emplacement sur un plan daté de 1916 (D6).