Article publié dans le numéro 83 du Bulletin de la S.E.H.N.C.

 

 

L' ANNÉE DU CENTENAIRE :1889 EN NOUVELLE-CALÉDONIE

 

D'après une conférence faite à l'O.R.S.T.O.M. le 12 juillet 1989

 

                                                                                             

 

Le monde en 1889.

 

En 1889, des cinq parties du monde l'Asie est celle qui fait le moins parler d'elle : en février, un incident de frontière entre la Russie et l'Afghanistan ainsi que le mariage de l'empereur de Chine Kuang Shu sont les événements les plus marquants de l'année.

Il en va tout différemment pour l'Afrique où la région du haut-Nil est en pleine révolte mahdiste (1881-1898) : quatre ans après la prise de Khartoum les derviches sont assiégés dans leur conquête mais remportent encore des succès et parviennent à capturer leur principal adversaire Emin Pacha (Édouard Schnitzer) que l'explorateur Stanley arrive à tirer d'affaire au retour d'une expédition dans le bassin du Congo où il a découvert des tribus ignorées de pygmées et de cannibales. À l'ouest, Binger et Treich-Lapleine après deux ans d'exploration arrivent à Grand Bassam et placent sous le protectorat de la France le pays de Kong qui devait constituer une partie de la future A.O.F..

En Amérique, aux États-Unis le président Cleveland achève son mandat en signant un projet de loi voté par le congrès conférant au président le pouvoir de prendre les mesures nécessaires à la défense des intérêts de l'Union dans l'isthme de Panama ; en mars, le général Harrisson prête serment et en juin, une compagnie au capital considérable est fondée pour percer l'isthme américain. Edison s'efforce de réaliser un projet de "journal parlé", la chaise électrique attend sa première victime, la famine menace 100 000 personnes au Dakota où la récolte de blé a été catastrophique et l'année se clôt par les funérailles de Jefferson Davis à la Nouvelle-Orléans. Renversé par un coup d'État militaire, Don Pedro, empereur du Brésil, gagne le Portugal ; la république est proclamée et le général Fonseca en assume la première présidence. Au Nicaragua six femmes qui ont été tuées et mutilées comme à Withechapel font penser que Jack l'éventreur a peut-être émigré en Amérique latine.

L’Océanie est l'objet des convoitises simultanées des impérialismes yankee et germanique : aux Samoa la puissance américaine et la puissance européenne soutiennent chacune l'un des partis indigènes qui s'affrontent et dans l'attente de l'établissement d'un protectorat leurs navires encombrent la rade d'Appia où un ouragan les surprend, le 15 mars, causant d'impressionnantes pertes de part et d'autre ; pour éviter un grave incident toujours possible, à l'initiative de Bismarck une conférence sur les Samoa s'ouvre à Berlin le 29 avril. Les États-Unis s'irritent aussi de l'attitude germanique dans l'archipel des Marshall mais c'est aux Salomon que les Allemands étendent leur emprise au mois de novembre en hissant leur pavillon sur l’île Isabelle, après avoir auparavant établi leur protectorat sur Bougainville et Choiseul.

En Europe, Guillaume II devenu empereur l'année précédente manifeste une grande activité diplomatique : il reçoit à Berlin le roi Umberto d’Italie en mai et le tsar Alexandre III, en octobre, après avoir accueilli en août François-Joseph d'Autriche qui s'est ému de rumeurs selon lesquelles la Russie projetterait de s'emparer de Constantinople. Au cours d'un banquet donné en l'honneur de son hôte, Guillaume II porte un toast l'assurant du soutien indéfectible de l'Allemagne, même au prix d'une guerre. Peu après, l'empereur d'Allemagne irrite les Français en inaugurant à Metz un monument à la gloire de son grand-père Guillaume Ier et inquiète le gouvernement de la République par une visite à la reine Victoria qui laisse craindre un traité secret anglo-germanique. En novembre il se rend à Istanbul afin d'arbitrer dans une certaine mesure la rivalité austro-russe dans les Balkans et de contribuer au règlement de l'insurrection crétoise d'octobre que les Turcs viennent de réprimer par des massacres dont l'horreur a scandalisé l'opinion publique européenne.

En Russie, au mois de janvier les grands froids provoquent de nombreuses morts par congélation ; en avril le tsar échappe à un attentat à la bombe ; en octobre le knout est aboli comme instrument de punition dans l'armée et un emprunt de 80 000 roubles est couvert sur place en trois jours.

Le roi Guillaume III des Pays-Bas est déclaré hors d'état de gouverner, en mars ; il meurt peu après et la reine Emma assume la régence au nom de sa fille Wilhelmine qui n'a que neuf ans.

Au mois de février le Parlement britannique discute d'un projet d'emprunt de deux milliards et demi de livres destiné à financer la construction de cinquante croiseurs et la modernisation des défenses terrestres. En même temps qu'est remise au goût du jour l'idée d'un tunnel sous la Manche, les sociétés Hersent et Schneider et Cie présentent en commun un spectaculaire projet de pont. Le discours du trône met l'accent sur la conférence de Berlin à propos des Samoa, l'armement britannique, la prospérité du pays, les colonies, l'Irlande. En avril, le comte de Lonsdale qui avait entrepris avec son seul valet un voyage au Pôle Nord arrive épuisé en Alaska, grâce à l'assistance des Esquimaux. En septembre le meurtre épouvantable d'une femme à Whitechapel fait planer de nouveau sur Londres l'ombre sinistre de Jack l'éventreur alors que de gigantesques grèves paralysent la vie économique du pays.

Mais c'est en Autriche-Hongrie que se déroulent en 1889 les événements les plus graves pour l'avenir de l'Europe et du monde. Tout se passe comme si l'empire austro-hongrois, après avoir contribué à engendrer et à maintenir pendant un demi-siècle l'Europe du Congrès de Vienne, se trouvait miné depuis la débâcle de Sadowa, en 1866, par un mal qui ronge les États finissants et que les historiens appellent décadence. En janvier, le suicide de l’archiduc Rodolphe (A) qui place en bonne position d'héritier du trône son cousin François-Ferdinand (B),- la future victime de l'attentat de Sarajevo,- peut apparaître comme un fatal prologue à l'événement qui servit de prétexte au déclenchement de la grande guerre, tandis que, le 20 avril, la naissance d'Adolf Hitler accomplissait une condition essentielle au déclenchement du second conflit mondial ; il est curieux de noter que trois jours après la naissance du futur dictateur nazi éclataient à Vienne des grèves qui, ayant motivé l'intervention de l'armée, dégénérèrent en violentes émeutes antisémites.

 

 

La France.

 

En France la vie politique est tout entière agitée par la crise boulangiste. Élu en janvier député de la Seine, Boulanger passe la majeure partie de l'année hors de France pour éviter les conséquences d'un mandat d'amener lancé contre lui alors que le Sénat constitué en Haute Cour de Justice l'a jugé coupable de conspiration contre la sûreté de l'État et condamné à l'emprisonnement à vie dans une enceinte fortifiée. Élu de nouveau député dans la circonscription de Montmartre en septembre, son élection est validée en décembre et il échappe ainsi à la déportation en Nouvelle-Calédonie. En février le Parlement adopte une nouvelle loi électorale ; au cours des débats un amendement présenté par Mgr Freppel évêque d'Angers et député du Finistère, proposant de doter la Nouvelle-Calédonie d'un député, est rejeté ; cette nouvelle loi électorale amènera en octobre sur les sièges de l'Assemblée nationale une majorité écrasante de républicains (235) et de radicaux (126) face à une opposition très minoritaire de monarchistes (108), de bonapartistes (62) et de boulangistes (45). En février également commence l'affaire du "scandale de Panama" avec la mise en liquidation judiciaire de la compagnie fondée par Ferdinand de Lesseps. Au mois de mars, à l'occasion du décès de l'amiral Jaurès, ministre de la marine et des Colonies, il est procédé à un remaniement ministériel : les colonies sont rattachées au ministère du Commerce et de l'Industrie et le président du Conseil Tirard choisit comme sous-secrétaire responsable de ce département Eugène Etienne qui devait jouer par la suite un rôle capital dans la mise en place de l'empire colonial français. En juillet le Congrès socialiste qui se tient à Paris fonde la seconde Internationale et décide que le 1er mai sera désormais jour chômé.

Toutefois la grande affaire de l'année c'est alors la commémoration du centenaire de la Révolution et l'Exposition universelle. Un fâcheux incident en émaille le prologue : le 5 mai un coup de feu est tiré sur le président de la République Sadi Carnot (C). Le chef de l'État n'est pas blessé et le 6, il déclare ouverte l'Exposition universelle sans aucune formalité car les gouvernements constitutionnels européens ont fait savoir qu'ils s'abstiendraient de toute participation officielle à l'Exposition si celle-ci avait pour but de commémorer la prise de la Bastille.

La Tour Eiffel est inaugurée (D) et le drapeau tricolore qui la surmonte domine les 219 200 m2 de l'Exposition illuminée chaque soir à l'électricité par 1 150 lampes à arc et 10 000 lampes à incandescence (E). Les pavillons des exposants s'étendent sur le Champs de Mars, le Trocadéro, les quais, l'esplanade des Invalides enfin, plus particulièrement réservée à l'exposition des colonies (F) où l'on peut voir notamment le "village canaque" de la Nouvelle-Calédonie qui est ouvert pour la première fois au public le 26 mai. Voici la description qu'en donnent Les Annales Politiques et Littéraires :

 

"C'est un coin charmant d'une jolie couleur, un peu perdu dans les fouillis des constructions coloniales. Il est fait des quelques tentes charpentées avec des arbres rapportés du pays, recouvertes avec l'écorce du niaouli et traversées de poutres sculptées naïvement qui sont tabou, c'est-à-dire revêtues d'un caractère presque sacré - ce sont les dieux de la Calédonie. Le campement est habité, il y a une dizaine d'individus dont trois femmes et un médecin. Les femmes marchent peu ; par vanité, pour faire comme les Parisiennes, elles ont voulu mettre des bottines, mais les bottines les gênent ; alors elles restent assises, sous le hangar, toute la journée. Les jambes ballantes, regardant à travers une croisée la foule qui les regarde. Le médecin est aussi sorcier. Il guérit par les simples. On lui prête une influence considérable sur les événements célestes, on croit qui fait la pluie et le beau temps."

 

 

 La Nouvelle-Calédonie.

 

Léon Gauharou, le délégué du gouvernement local à l'Exposition universelle, s'empressa de renvoyer les indigènes en Nouvelle-Calédonie lorsque, fin septembre, survinrent soudain les premiers froids. Après les deux mois que nécessitait alors le voyage, ceux-ci débarquèrent à Nouméa le 22 novembre et un journaliste avait "l'avantage et l'honneur de les interviewer".

 

"Les voyageurs, comme on le sait, sont au nombre de dix : trois femmes et sept hommes. Du côté des femmes, il y a une popinée de Canala, une néo-hébridaise et une femme des Loyalty, Annie qui est bien connue à Nouméa. Parmi les hommes se trouvent Badimoin, l'instituteur de l'école indigène de Canala, Pita, fils de Gélima, Takata, de Canala, le chef de Moméa, etc...

Ces messieurs sont tous vêtus à peu près de la même façon : chemise blanche à col droit, jaquette ou veston noir, pantalon de couleur, un chapeau de feutre et une élégante cravate (...).

Tous, hommes et femmes, sont chaussés avec une certaine recherche : bottines claquées en étoffe ou garnies de boutons (...)

Quant à Annie, elle s'est métamorphosée et c'est aujourd'hui par la tenue, la distinction et le langage, une vraie Parisienne ; elle a pris en outre un embonpoint qui lui donne quelque chose de majestueux. Sa tenue est véritablement élégante : corsage et jupe rouge garnis de dentelles blanches, ombrelle et chapeau assortis. Elle parle le français avec une propreté de termes vraiment remarquable (...).

Au moment où je suis introduit auprès des voyageurs, ils viennent de recevoir leurs bagages et sont très affairés : douze ou quinze énormes chapelières bardées de cuivre et provenant du Bon Marché encombrent la salle.

- Tout n'est pas là, me dit Badimoin qui voit ma stupéfaction. On nous a donné 4 000 francs avant le départ, et nous avons fait beaucoup d'achats au Bon Marché ; mais il a fallu emballer et nous ne recevrons le reste de nos colis que par le prochain courrier." (1)

 

La colonie s'était tirée tout à son honneur de l'Exposition universelle où elle avait obtenu 188 récompenses : 1 grand prix (le nickel), 1 diplôme équivalent à un grand prix (la gomme de kaori), 19 médailles d'or, 49 médailles d'argent, 51 médailles de bronze et 67 mentions honorables.

 

 

L’illustration.

 

Nous devrions disposer d'une belle iconographie de la Nouvelle-Calédonie pour 1889 car, à la mi-août de cette année-là, débarquait à Nouméa Gaston Roullet, peintre de la marine, correspondant du Monde Illustré et d'autres publications. Il venait pour croquer des vues de la colonie après avoir fait de même en Annam et au Tonkin puis au Canada. En Nouvelle-Calédonie, il réalisa 22 esquisses (2) qui furent exposées à Canala le 20 septembre (c'était la première exposition de peinture en Nouvelle-Calédonie), puis à Nouméa le 22 novembre.

Ces esquisses sont décrites par la presse locale de l'époque et des gravures qui en ont été inspirées ont illustré un journal métropolitain (3). De ces esquisses, je n'en ai vu qu'une, celle qui représente le fort de Hienghène (G) ; des tableaux achevés représentant des vues de Nouméa, l'une décore le salon d'attente du bureau du maire à l'Hôtel de ville (H) et l'autre était jusqu'à une date récente accroché au mur de la salle de réception de la Résidence. (I)

L'histoire de la première de ces toiles est connue. En quittant Nouméa, à la fin de novembre 1889, Gaston Roullet laissa au maire d'alors qui était Pierre Sauvan, une lettre dans laquelle il proposait de réaliser une grande toile représentant Nouméa vue du sémaphore et de la faire parvenir à la ville après l'avoir exposée au Salon de Paris. Pour la somme de 6 000 francs, le peintre se chargeait en outre de fournir un cadre doré et l'emballage; le transport et les risques incombant toutefois à la Municipalité.

Le Conseil municipal vota 3 000 francs pour la commande de ce tableau, comptant sur une souscription pour rassembler l'autre moitié de la somme. Les 3 000 francs furent payés le 19 mai 1890 mais la souscription ne recueillit que 120 francs qui furent envoyés au peintre le 17 mars 1894 et Gaston Roullet dut attendre 1901 pour que le Conseil municipal de Nouméa épongeât sa dette en votant 2 880 francs à inscrire au budget supplémentaire.

 

 

La population.

 

Il n'y a pas eu de recensement en 1889 mais celui que l'on avait arrêté au 15 juin 1887 avait donné les résultats suivants :

- 41 874 indigènes ;

- 1 825 Océaniens, immigrés provisoires;

- 7 477 bagnards ;

- 9 061 individus libres ;

soit un total de 60 237, porté en fin de compte à 62 752 habitants.

Il est peu probable qu'il y ait eu en moins de deux ans de grands changements. Il faut certainement tenir compte de l'aspect estimatif qui a dû présider au dénombrement des indigènes ; quant aux "individus libres", ils étaient ainsi détaillés :

- 1 762 fonctionnaires, employés et familles ;

- 1 714 hommes de troupe, sous-officiers, officiers ;

- 5 585 autres, dont 4 710 Français, 680 Européens, 15 Américains, 111 Asiatiques, 58 Africains, 11 Océaniens ; ce dénombrement comprenait 38 colons libres établis aux Nouvelles-Hébrides.

 

L’organisation du pays.

 

En ce qui concerne les autochtones, leur mode de vie traditionnel restait préservé par l'arrêté du gouverneur datant du 24 décembre 1867 déclarant par l'interprétation des actes législatifs antérieurs, l'existence légale de la tribu indigène dans l'organisation coloniale de la Nouvelle-Calédonie, et par les nombreux bornages qui, depuis 1876, avaient délimité les territoires réservés des tribus pour en garantir l'inaliénabilité par mesure de protection économique et de contrôle à la fois.

La colonie dans son ensemble était divisée en cinq arrondissements et, depuis 1884, se trouvait placée sous l'autorité d'un gouverneur civil, assisté d'un Conseil privé et secondé par un directeur de l'Intérieur. Au début de 1889, ces deux têtes de l'administration venaient d'être renouvelées : le gouverneur Noël Pardon arriva en janvier, c'était un homme jeune, dynamique, sportif (il était capable d'aller à la nage de la plage de l'anse Vata à l'îlot Canard) mais trop ostensiblement engagé dans des affaires liées à des intérêts privés et partisans, ce qui devait rapidement lui aliéner une partie de l'opinion publique ; quant au nouveau directeur de l'Intérieur, il s'appelait Fawtier et débarqua à Nouméa le 14 mai. Le troisième personnage dans la hiérarchie administrative de la colonie était le directeur de l'Administration pénitentiaire, Armand Beuvrand de la Loyère, une personnalité également très controversée ; une partie de la presse locale qui ne l'aimait guère, lui reprochait à tout venant sa morgue aristocratique, son manque d'honnêteté, des abus de pouvoir de toutes sortes, notamment pour satisfaire ses appétits de débauche.

À côté du Gouvernement, il y avait un Conseil général élu instauré par décret du 2 avril 1885 dont la fonction essentielle était de discuter et de voter le budget.

Nouméa possédait un Conseil municipal élu et les principaux villages de l'intérieur, des Commissions municipales, c'est à dire trois représentants municipaux élus par la population puis nommés par le gouverneur ; un embryon de Conseil municipal.

Il existait aussi des institutions à caractère économique : une Chambre de commerce, une Chambre d'agriculture ; cette dernière est d'ailleurs dissoute par arrêté du gouverneur le 15 novembre.

Enfin, si la colonie n'avait ni député ni sénateur, depuis 1884 elle était directement représentée à Paris par un délégué ; en 1889, c'était Jean-Marie de Lannessan, député de la Seine, à qui cette année-là le président du Conseil général, Louis Pelatan, écrivit régulièrement de longues lettres pour lui faire connaître les souhaits de la colonie, essentiellement une représentation identique à celle d'un département et une autonomie comparable à celle dont jouissaient les colonies britanniques voisines.

 

Importance de la Nouvelle-Calédonie pour la France.

 

Dans sa septième lettre au délégué, datée du 6 août, Louis Pelatan insiste sur l'importance stratégique de la Nouvelle-Calédonie pour garantir une présence française dans le Pacifique, absolument nécessaire pour assurer au pays une place dans le groupe de tête des grandes puissances. Il rappelle que les vœux précédemment émis par le Conseil général pour bien assumer cette fonction primordiale n'ont pas été satisfaits et qu'il faudrait un bassin de radoub, des fortifications, un armement conséquent pour assurer la défense des passes et des ports et qu'il serait souhaitable de mettre en exploitation les ressources charbonnières du territoire de la colonie... D’autres textes de l'époque insistent sur les richesses du pays et sur l'importance qu'il conviendrait d'accorder au développement du commerce en établissant des liaisons maritimes directes et régulières entre la Nouvelle-Calédonie et les terres du Pacifique où sont établies de petites colonies françaises ne bénéficiant que partiellement et à titre précaire du protectorat de la France, les archipels tahitiens et néo-hébridais principalement. C’est que dans les immenses espaces du grand océan dominés par la présence impérialiste des Britanniques, l'isolement est souvent cruellement ressenti et il est à maintes reprises reproché aux Messageries Maritimes de négliger la Nouvelle-Calédonie alors qu'elles constituent comme un cordon ombilical, unique et irremplaçable lien vital, entre la métropole et la colonie.

 

Nouméa.

 

Le calme et une relative prospérité qui sont le lot de la Nouvelle-Calédonie depuis une quinzaine d'années ont favorisé le développement du chef-lieu. Un beau plan de Nouméa daté du 18 juin 1890 (J) et les deux tableaux de Gaston Roullet permettent de se faire une idée très précise de l'état de la ville et du port.

 En 1888 les travaux de construction du quai commencés trois ans plus tôt ont été achevés et là, le port disposait d'une ligne de quai mesurant 147,50 mètres. Ce n'était pas encore suffisant et durant l'année 1889, le Conseil municipal devait être animé par de très vives discussions relatives à des projets d'extension du quai (4) ; il fut finalement décidé de le prolonger en ligne droite d'une quarantaine de mètres et la tâche fut rondement menée puisque terminée le 30 juin 1890. Au nord du grand quai, s'étendait une darse à peine empierrée, avec un appontement en bois, entre la Direction du port et la flottille pénitentiaire. Au sud, la baie de la Moselle abritait les petits navires par gros temps de vent du nord-ouest ; on y trouvait une cale de halage appartenant à Louis Boudan. Sur la vue de Nouméa prise de la pointe de l'Artillerie, on distingue nettement sur la droite, au fond de la baie de la Moselle, un bateau blanc, c'est un yatch en construction dont le maître d’œuvre et propriétaire du chantier avait pour nom Evans ; il travaillait alors pour le compte d'Adolphe Austin et le yacht, baptisé Moselle, allait être lancé le 11 janvier 1890 ; c'était le second bateau de quelque importance construit de toutes pièces à Nouméa, le premier ayant été le Cagou, mis à l'eau le 4 octobre 1884 pour le compte de Nicolas Hagen.

Sur le même tableau, on distingue également la cathédrale en construction ; en 1889 le curé de Nouméa obtint du Conseil général une subvention de 30 000 F pour achever le gros des travaux (5). Surplombant la cathédrale, à l'emplacement actuel du bâtiment de la F.O.L., surmontée d'un pavillon bleu, c'est la loge maçonnique ; à gauche, sur les pentes de la colline du sémaphore, l'hôtel du Gouvernement, surmonté du drapeau tricolore puis, plus bas, l'évêché, la poste, divers établissements administratifs et l'hôpital militaire.

Au centre de la ville, le bel ensemble de places que nous connaissons existe déjà : la place des cocotiers avec le kiosque à musique ; la place Courbet, ou place des Jeux, sans la fontaine ; le square Olry, sans la statue du gouverneur et que l'on allait appeler durant quelques années à partir de 1889 "jardin Sauvan", du nom du maire qui y faisait alors aménager un beau square planté d'essences rares rapportées des Nouvelles-Hébrides et d'arbustes décoratifs de Nouvelle-Calédonie.

 

"Mais c'est bien le cas de dire qu'on n'est jamais satisfait, se plaignait un journaliste: plus on a et plus on veut avoir. Pas un promeneur qui passe auprès de ce square, qu'on n'entende s'écrier : "Quel dommage qu'un si joli jardin soit gâté par cette affreuse bicoque ! Ne pourrait-on démolir un pareil taudis ? "

J'ai regret de l'avouer et j'en demande pardon à dame Thémis et à M. le chef du Service judiciaire : la bicoque et le taudis dont il s'agit, c'est la Justice de Paix". (6)

 

Comme aujourd'hui, et aux mêmes emplacements, il y avait les deux mairies de Nouméa. l'ancienne et celle qui abritait les réunions du Conseil municipal : le bâtiment de l'ex-banque Marchand, que l'on restaure actuellement. Sur l'emplacement de l'actuel hôtel de ville se trouvait la vieille mairie dont on a élevé une reproduction grandeur nature à Ko We Kara et qui servait encore, malgré sa vétusté, de palais de justice. Les rues de la ville n'étaient pas toujours bien agréables à parcourir et, en dépit de quelques améliorations, il restait encore beaucoup à faire pour les rendre salubres. Lisons plutôt :

 

"Nous n'avons plus la mare aux microbes du marché, cependant le coin alors indiqué laisse toujours à désirer au point de vue de l'écoulement des eaux et sous bien d'autres rapports que nous allons énumérer en passant : (...) ;

Nous ne quitterons pas le marché (...), c'est le quartier le plus boueux de la ville (...). Remarquons en passant (...) un puisard qui ressemble assez à un piège à loups et que nous serions heureux de voir terminer au plus vite de même que les trottoirs dont les bordures n'attendent plus que le maçon (...)

Nous croyons, pour notre part, que tant que la place d'armes servira de dépotoir à ciel ouvert aux eaux de la caserne (urines, eaux grasses et savonneuses), le quartier sera insalubre (...).

A l'heure actuelle nous ne voyons qu'une solution : un grand égout collecteur destiné à recevoir les eaux de la caserne et des quartiers avoisinants, assez profondément creusé pour que la haute marée puisse le nettoyer automatiquement". (7)

 

On manquait de "promenades" pour le dimanche :

 

"En fait de promenade, nous en sommes en effet réduits, nous citadins, au tour sans fin des Portes de Fer, autrement dit, du 4ème kilomètre. Eh bien ! ce chemin là, outre qu'il nous rappelle chaque fois le souvenir funèbre de trop nombreux parents ou amis que nous avons accompagnés jusqu'à leur dernière demeure terrestre (...) manque absolument de gaieté.

D'abord, à peine avez- vous quitté l’île Nou de vue (réceptacle de toutes les abominations, collecteur de tous les vices, enfer terrestre...) que vos yeux se portent sur la presqu’île Ducos, autre séjour de criminels et de malheureux.

Du reste, à peine vous engagez-vous sur cette route que, après avoir passé l'Hôpital lieu de souffrances et de misères, vous vous trouvez engagé entre l'abattoir, le dépotoir et dépôt d'ordures et d'immondices, d'un côté, et d'un dépôt d'un autre genre de l'autre (...).

Tout le long de la route, des corvées à la livrée du bagne, plus ou moins bien escortées ; dans les champs, des travailleurs à la même livrée". (8)

 

On pense alors sérieusement à aménager la "corniche" de Nouméa en traçant une voie carrossable qui contournerait la pointe du "rocher à la Voile" pour se rattacher d'un côté à l'extrémité de la route de l'anse Vata et de l'autre au chemin des hauts-fourneaux.

 

"L'Anse Vata ne serait plus le seul but de promenade à atteindre par la route n° (.). Ce serait simplement une halte. La promenade pourrait, en effet, se poursuivre en côtoyant la pleine mer, (...).

Comme cadre : tout au loin, l'horizon, découpé parfois par des rouleaux d'écume argentée, bondissant comme une charge de cavalerie par dessus les récifs, ou parfois s'élevant en blanches pyramides pour retomber en poussière de diamant. Sur la gauche, les coteaux violacés des montagnes de cobalt et de chrome de l’île Ouen, la trouée de Woodin, la baie N'Go, Plum, le Mont d'Or, la baie Morari, le Ouen Toro ; dispersés un peu partout sur la mer : le phare, le Porc-Epic, l’îlot Maître, l’île aux canards avec les nuages de volatiles auxquels elle doit sont nom ; plus près, l’île Ouen de l'autre côté de la fausse passe, et qui vous paraît à portée de la main pendant que vous côtoyez l'odorante baie des citronniers, moins nue, plus riante et mieux abritée que celle de l'Anse Vata. Oh, les bons bains de mer que l'on y prend au matin. Enfin, après avoir examiné au passage les usines de la Pointe Chaleix, en activité, et les Hauts-Fourneaux, en ruine, on rentrerait dans un Nouméa tout autre que celui par lequel on serait parti". (8)

 

Ce texte qui nous donne une précieuse description de deux quartiers périphériques du Nouméa de l'époque, nous fournit en plus les raisons de l'évolution de deux toponymes: l’île Jousseaume, devenue "l’île aux canards" puis l’îlot Canard parce que nombre de ces volatiles y trouvaient leur séjour ; l'anse du Styx, devenue "la baie des citronniers" parce qu'il y poussait des citronniers, ce que tout le monde connaissait et pouvait prononcer sans peine,- ce qui n'était pas le cas pour le mot "Styx"- appellation raccourcie plus tard en baie des Citrons par paresse de langage et parce que les citronniers avaient disparu.

À côté des grands travaux du port et de la construction d'une route du bord de mer vers l'anse Vata, la colonie avait également deux autres grands projets. Le premier était de toute première nécessité : une nouvelle conduite d'eau pour alimenter Nouméa ; ce devait être le cheval de bataille du maire Pierre Sauvan, qui lui valut sa réélection en 1892 et causa la dissolution de son Conseil municipal en 1895. Le second était encore plus loin d'entrer dans la voie des réalisations, c'était un chemin de fer de Nouméa à Bourail ; une étude fut ordonnée le 2 avril ; la société Lartigue fit une proposition que le Conseil général accepta le 19 septembre mais finalement, rien ne devait être concrétisé. Économiquement, c'était un projet peu réaliste, mais qui devait connaître un commencement de réalisation au début du XXème siècle parce qu'il y avait un besoin dans la colonie de développer les voies de communication que le chemin de fer semblait pouvoir satisfaire. Les liaisons entre le chef-lieu et l'intérieur étaient en effet insuffisantes :

- un service de tour de côte assuré par deux caboteurs, l’Ocean Queen et le Mac Gregor;

- une malle-poste sur le trajet Nouméa-Bouloupari, complété par un courrier à cheval de Bouloupari à Bourail.

Autrement, il fallait se contenter des sentiers muletiers dus au gouverneur Pallu de la Barrière dont le séjour remontait à 1882-84, et à peu près laissés sans entretien depuis son remplacement.

 

Les grandes questions au goût du jour.

 

C'est bien évidemment la presse locale qui nous fournit l'essentiel des renseignements sur les questions qui intéressaient alors le public. La presse elle-même, par sa surprenante richesse, est un objet de curiosité ; en 1889, Nouméa qui possède déjà un journal quotidien, Le Colon, en voit éditer un second, La France Australe mais ce n'est pas tout, il y a également deux tri-hebdomadaires, Le Néo-Calédonien (9) et L'Indépendant (10), un bi-hebdomadaire, L'Avenir, un hebdomadaire, L'Écho de la France Catholique, auxquels il faut ajouter les publications de l'administration comme le Journal Officiel et l'Annuaire. En plus, cette année-là, pour la première fois un journal est imprimé en brousse, il s'agit de Bourail Illustré. (11)

Cette profusion s'explique peut-être en partie par le fait que depuis peu les communications avec l'extérieur sont devenues plus rapides et que sur place on bénéficie d'une meilleure information grâce au premier câble télégraphique, installé en 1888 entre Java et l'Australie ; un second câble devait être mouillé en 1889, mais il faudra attendre 1893 pour que soit établie une liaison télégraphique entre l'Australie et la Nouvelle-Calédonie.

En attendant, pour les nouvelles internationales, les journaux locaux multipliaient les emprunts à la presse australienne (qui arrivait tous les quinze jours) et métropolitaine (apportée une fois par mois par le courrier des Messageries Maritimes).

Les thèmes locaux abordés par la presse sont d'une grande diversité mais d'importance inégale. À côté des rapports de mer et des faits divers (12), on trouve des questions traitées de manière plus continue, plus approfondie ; j'en ai retenu quatre pour l'année 1889 qui nous intéresse présentement.

 

- La santé.

 

La lèpre est en train de devenir pour le pays un redoutable fléau qui, après avoir atteint surtout les Mélanésiens, commence à toucher également la population blanche. Le Journal Officiel du 2 février publiait la décision d'établir une léproserie sur l’île Sainte-Marie. Vive protestation dans L'Indépendant du 13 avril : c'est de cette direction que souffle le vent 98 fois sur 100 :

 

"Aussi donc bonnes mères de famille, lorsque vous étendrez des confitures sur les tartines de vos bébés, si vous n'en pouvez mettre assez pour les contenter consolez-vous ! la brise qui ride la surface de ces succulentes tartines aura passé d'abord sur les plaies des lépreux de l’île Sainte-Marie".

 

Le 4 février, le représentant de l'Administration avait demandé à la Commission coloniale un crédit de 7 000 F pour prendre des mesures urgentes et 50 000 F pour établir une léproserie. Au moment de la discussion du budget, le conseil général inscrivit un crédit de 20 000 F et, l’île Sainte-Marie étant dépourvue d'eau douce, l’île aux Chèvres lui fut préférée pour l'implantation de cet établissement sanitaire.

Le bâtiment de l’hôpital Gaston Bourret, avenue Paul Doumer, existe déjà, à peu de chose près tel qu'aujourd'hui, mais la rue porte alors le nom de Montebello et l’hôpital est militaire, ce qui présente certains graves inconvénients que la presse dénonce en demandant que Nouméa soit dotée d’un hôpital civil :

 

"... les médecins de la Marine ne donnent que par obligeance leurs soins à nos malades, dans les loisirs peu nombreux que leur laisse l'accomplissement de leurs devoirs professionnels.

D’un autre côté, l'hôpital est exclusivement militaire. Un acte de tolérance y fait seul admettre les civils et les femmes autres que celles appartenant à la famille d'un fonctionnaire.

Un règlement que nous n'avons pas à discuter, porte, en outre, qu'un malade ou un blessé civil ne peut être admis à l'hôpital sans avoir préalablement versé le montant d'un mois de séjour.

Il est vrai que les indigents sont acceptés d'office; mais combien de personnes, surprises par la maladie ou un accident, sont hors d'état de payer immédiatement la subvention exigée, et cependant ne consentiraient pas d’être rangées dans la catégorie des indigents ?

D'où cette conséquence indéniable :

Que faute d'argent, on n'a pas accès dans un établissement hospitalier.

Que les femmes ne peuvent y recevoir des soins qu'il est souvent impossible de leur donner à domicile.

Qu’il n'existe aucun asile pour les aliénés - car nous n'appelons pas de ce nom l'Orphelinat, refuge des lépreux et des canaques en cours de punition". (13)

 

- La politique.

 

Depuis que la colonie a été dotée d'institutions nécessitant des élections (14), la vie politique locale est très animée ; la presse y joue un rôle important et prétend même "faire" les élections en soutenant telle ou telle liste, tel ou tel candidat. Plutôt que des explications plus ou moins développées, illustrées d'exemples polémiques, je préfère donner ici, dans son intégralité, copie d'un savoureux article qui traite sur un mode léger une scène de genre bien représentative des moyens employés à l'époque pour inciter les électeurs à remplir leur devoir civique :

 

".Il est d'usage, en histoire, de désigner certaines dates particulièrement célèbres par une expression typique qui rende le caractère particulier d'une journée et en rappelle d'un mot les principaux événements.

Nous nous conformerons à cette coutume : le 10 novembre 1889, désormais célèbre dans les annales politiques de la Nouvelle-Calédonie, a mérité sa qualification spéciale, et le fiacre y a joué un si grand rôle que nous n'hésitons pas l'appeler : La journée des fiacres.

Dès le matin, avant même l'ouverture du scrutin, un certain nombre de voitures attendaient, aux abords de la place des Cocotiers, les ordres des lieutenants de M. Caulry qui sillonnaient déjà les rues de la ville, courant après les maraîchers qui regagnaient la banlieue après la fermeture du marché, et les amenant au scrutin.

Les voitures étaient facilement reconnaissables à leur air de propreté: elles étaient astiquées comme des canons avant la bataille ; les cochers avaient un air particulièrement digne et imposant, on sentait qu'ils étaient convaincus de l'excellence de la cause qu'ils allaient défendre le fouet à la main ; les chevaux eux-mêmes semblaient avoir conscience du rôle important qu'ils jouaient : ils hennissaient d'orgueil chaque fois que le candidat des Grandes Compagnies passait à proximité de leurs naseaux, donnant des ordres au cocher. On s'attendait à chaque instant à entendre crier à ces vaillants coursiers : "Votez pour Caulry !"

C'est l'après-midi, de trois heures à cinq heures, que la lutte fut la plus chaude. A ce moment, les chevaux étaient sur les dents et avaient repris leurs allures un peu fatiguées de chevaux de fiacre ; aussi le fouet faisait merveille. On marchait quand même : il fallait arriver coûte que coûte.

On avait organisé sous les ordres de Moncassin une escouade de rabatteurs qui se partageaient les divers quartiers de la ville. Le citoyen Pelatan lui-même, toujours pas fier, s'était enrôlé dans les rangs comme simple soldat et n'était pas l'un des moins vaillants. Dans chaque voiture, on avait placé un rabatteur qui était chargé d'aller réclamer chez eux les électeurs paresseux et de les amener morts ou vifs à l’Hôtel de Ville.

On voyait partir la voiture avec son agent électoral. Quelques instants après, elle revenait et s'arrêtait au café Pelen. On descendait, on avalait à la hâte une consommation, puis on se rendait à pied à l'Hôtel de Ville. Là, l'agent prenait à la porte un bulletin Caulry-Lemescam, allait chercher la carte de l'électeur, le conduisait jusqu'à la porte de la salle de vote, puis le poussait doucement vers le bureau. Quelquefois même, quand l'électeur était suspect, on l'accompagnait prudemment jusqu'à l'urne pour s'assurer qu'en chemin il ne substituait pas un autre bulletin à celui qu'on lui avait donné. Ce manège s'est bien répété cinquante fois dans la journée.

Nous devons signaler à la bienveillante attention de la Société le Nickel un de ses employés qui a fait preuve d'une activité et d'un entrain exceptionnels. Il a ainsi amené à l'urne des agonisants qu'il a dû faire sortir de leur lit pour la circonstance.

Les infirmes, les goutteux, les rhumatisants, les paralytiques oubliaient à sa parole leurs douleurs et venaient avec soumission remplir leurs devoirs (sic) de citoyens ; ils défilaient lentement sous le péristyle de la mairie, appuyés sur leurs cannes ou sur leurs béquilles, les pieds énormes, les jambes tordues mais le sourire aux lèvres, comme touchés par la grâce. On se serait cru à la piscine de Lourdes, à l'heure du bain : seulement, pas plus qu'à Lourdes, ils ne sortaient guéris de la salle du scrutin.

Inutile d'ajouter que, comme toujours, il y a des électeurs malins qui pour employer une expression vulgaire, se sont payés (sic) la tête des agents de M Caulry. L'un d'eux qu'on avait été chercher très loin en voiture et qu'on ne surveillait pas assez s'est donné la satisfaction de voter pour les citoyens Dézarnaulds et Loupias ; après quoi il s'est adressé à M Caulry en personne pour se faire reconduire à son domicile. Il a dû bien rire en rentrant chez lui.

Telle est cette journée, à jamais célèbre dans nos annales, et qui doit avoir de si heureux effets pour quelques-uns des cochers de Nouméa.

Désormais donc, nous sommes américanisés : le fiacre électoral est entré dans nos mœurs ; l'habileté, pour un candidat, consistera à accaparer tous les véhicules de la ville le jour du scrutin. Il faut espérer qu'avant peu nous verrons à Nouméa toute une catégorie d'électeurs qui prendront la douce habitude de n'aller voter que lorsqu'on viendra les chercher en voiture. Si la loi électorale avait pu prévoir cette décadence du citoyen, elle aurait pu édicter que l'urne électorale passerait à domicile afin d'éviter tout dérangement aux électeurs.

En attendant la réalisation de ce progrès, à quand les omnibus ? " (15)

 

- Les Nouvelles-Hébrides.

 

Depuis des années la question des Nouvelles-Hébrides agitait l'opinion publique néo-calédonienne autant que l'opinion publique australienne, les deux colonies espérant bien que leur gouvernement prendrait possession de l’archipel.

Au début de 1889, à Port-Vila, les colons français tentent "quelque chose" : ils fondent une commune qu'ils baptisent Franceville et se dotent d'un Conseil municipal avec pour maire F. Chevillard.

En Nouvelle-Calédonie, on les soutenait à fond dans leur entreprise. Une délégation conduite par le maire de Nouméa se rendit aux Nouvelles-Hébrides à bord du paquebot Tanaïs, rencontra F. Chevillard, lui remit une constitution municipale, un cachet portant "Nouvelles-Hébrides, Océanie, Commune de Franceville" et un portrait du président Carnot.

Pierre Sauvan ramena en retour de beaux échantillons de plantes pour le square qu'il faisait aménager au centre de Nouméa.

Au mois de juin, le maire de Franceville devait rencontrer des difficultés dont il se plaignit dans une lettre adressée aux conseillers municipaux de la ville de Nouméa :

 

"La situation aux Nouvelles-Hébrides s’accentue. Les colons australiens ne se contentent plus de faire une guerre de presse à l'entreprise Franco-Hébridaise (sic), ils se jettent dans la lice, avec toute la confiance que donne un crédit illimité ; de toutes parts surgissent des Compagnies puissantes spécialement créées pour nous disputer la prépondérance dans ces îles. Nous n'avons Messieurs, que notre union et notre énergie pour résister à cette invasion.

La création de municipalités françaises aux Nouvelles-Hébrides est le moyen le plus efficace de maintenir intacte la situation si péniblement conquise ; -du reste, l'histoire nous montre que c'est surtout dans les institutions communales que se concentre la vitalité d'une race; -le sabre étranger est souvent venu s'émousser contre ces institutions (...)" (16)

 

De plus, la jeune Municipalité n'était pas riche, elle fut donc contrainte de demander à son aînée de Nouvelle-Calédonie une aide pour élever un hôtel de ville dont le coût était estimé à 6 000 F ; le Conseil municipal de Nouméa vota un crédit de 1 000 F.

Quant à la guerre de presse australienne que mentionne la lettre du maire de Franceville, les journaux de Nouméa en faisaient leur affaire et engageaient une lutte énergique contre la désinformation distillée de l'autre côté de la mer de Corail à propos de la question des Nouvelles-Hébrides.

L’affaire la plus curieuse que j'ai rencontrée concerne le journal Le Colon dont le rédacteur, Albert Epardeaux, avait fort civilement accueilli à Nouméa quelques temps auparavant un journaliste anglais, J. Rendle, correspondant de l' Evening Standard de Melbourne.

En septembre, ce "confrère peu scrupuleux" publiait dans son journal une série d'articles relatifs aux menées françaises, combinées à partir de Nouméa pour annexer les Nouvelles-Hébrides, où le mensonge le disputait à la plus infâme mauvaise foi. De plus, J. Rendle semble véritablement avoir pris Albert Epardeaux pour un imbécile puisqu'en lui envoyant les coupures de ses articles dans l'Evening Standard, il lui écrivait une lettre dans laquelle il prétendait avoir agi pour favoriser l'annexion des Nouvelles-Hébrides par la France, lettre qu'il terminait ainsi :

 

"Ne publiez pas les articles que je vous adresse dans votre journal car, ainsi que vous l'avez reconnu, ils n'ont aucun fondement".

 

Et l'éditorialiste du Colon de conclure, après avoir bien mis les choses au point dans son journal :

 

"Il est douteux après tout ce que nous avons lu de lui que M. Rendle poursuive sincèrement l'annexion des Nouvelles-Hébrides par la France, il paraît plus vraisemblable qu'il a joué pendant son séjour à Nouméa le rôle d'agitateur et qu’il n'avait qu'un but : essayer par la violence de son langage et de ses écrits de nous pousser à une intervention quelconque dans l'archipel qui eut permis à New South Wales et à Victoria d'intervenir à leur tour et d'essayer un coup de force sans attendre l’adhésion de l'Angleterre". (17)

 

Il faut encore ajouter que la Municipalité de Franceville se dota d'un drapeau qui fut présent à Nouméa aux fêtes du 24 septembre, anniversaire de la prise de possession, où on l'avait hissé à la hampe des caboteurs. En voici la description :

 

"... il est partagé verticalement en deux parties, l'une blanche, l'autre rouge, comme le pavillon du code commercial. On y remarque un carré bleu au milieu des deux couleurs et une étoile à cinq branches dans ce carré". (K)   (18)

 

On notera bien sûr le tricolore, mais aussi la ressemblance avec la bannière de l'État du Texas ; coïncidence ou effet voulu pour faire référence à l'épisode du fort Alamo ?

 

- Les fêtes.

 

Ceci me conduit tout naturellement à évoquer les fêtes et manifestations publiques qui se sont déroulées à Nouméa en cette année du centième anniversaire de la Révolution.

Pour ce qui est des fêtes du centenaire proprement dit, elles ont débuté par une improvisation bâclée. À Paris, les fêtes devaient commencer les 5 et 6 mai, pour commémorer l'ouverture des États généraux de 1789. On n'en fut prévenu que bien tard à Nouméa par un télégramme du Département arrivé au dernier moment. Le 5 était un dimanche, on se contenta modestement d'illuminer la ville et l'on fit appel en catastrophe aux "camelots", propriétaires de loteries, tourniquets et chevaux de bois, pour qu'ils tirent leur matériel de la cave, lui administrent une couche de peinture neuve et animent, sans concurrence publique, les réjouissances sur la place des Jeux.

En juillet, ce fut mieux réussi, les fêtes durèrent quatre jours. À Nouméa, le programme a été le suivant :

- le 13, fête d'enfants organisée par la Loge et courses à l'hippodrome ;

- le 14, revue militaire, réception des chefs indigènes, jeux ; le soir, illuminations (elles furent gâchées par la pluie) et bal à l'hôtel du Gouvernement ;

- le 15, régates ;

- le 16, bal d'enfants et le soir, bal pour les adultes à l'hôtel de ville.

La revue militaire du 14 juillet est présentée de deux façons très différentes par les journaux de l'époque ; selon les uns, tout s'est déroulé normalement ; mais voici ce qu'en rapporte L'Avenir qui s'oppose déjà vigoureusement au gouverneur arrivé seulement six mois plus tôt :

 

"La revue du 14 juillet manquait absolument d'entrain (...) le commandant militaire est venu se poster devant la tribune pour bien faire sentir aux autorités civiles du pays que les troupes défilaient devant lui, colonel Pons, et non devant elles.

Le défilé terminé, il ne s'est pas plus occupé de la tribune officielle que si elle n'existait pas et le gouverneur a dû venir au milieu de la place le saluer, ce qui a beaucoup fait rire le public qui rit de tout.

L’arrivée de M. Noël Pardon escorté de l'escadron de gendarmerie, précédé de deux estafettes, revolver au poing, n'a pas soulevé l’enthousiasme.

Ces parades militaires ne font de l'effet que lorsqu'elles sont accompagnées du roulement des tambours, que les clairons sonnent au champ ; mais quand elles se produisent dans le silence, quand la population y assiste froide et dédaigneuse, elles perdent tout leur éclat..." (19)

 

Les centres de brousse ont eux aussi fêté ce juillet du centenaire, avec leurs petits moyens ils ont fait de leur mieux. À Bourail par exemple, le 13 au soir il y eut une retraite aux flambeaux en chantant car l'on manquait de fanfare ; le 14, la rue principale était décorée, des jeux se déroulèrent sur la place et la soirée fut une fête de la lumière avec, en plus des illuminations du village, un feu d'artifice ; à la suite de quoi les habitants purent continuer de se distraire en se rendant au spectacle donné dans de "petits théâtres" , ou au bal.

Les fêtes du 36ème anniversaire de la prise de possession, en septembre, semblent avoir été plus spectaculaires.

À Nouméa, elles se sont également déroulées sur quatre jours, le 24 septembre tombant un mardi. À côté du programme habituel de ces fêtes,- régates, bal d'enfants, bal d'adultes, illuminations (réussies cette fois),- les courses apportèrent un supplément original avec la participation de coureurs à vélocipède et le spectacle d'une fantasia donnée par les déportés d'Algérie, malheureusement interrompue par une pluie aussi soudaine que brutale.

À La Foa, le 22 fut la journée des concours de tir, au revolver, au fusil de chasse, au fusil de guerre, tir au pigeon ; le 23, c'était la journée des enfants et le 24, aux courses de chevaux de la journée succédèrent le soir un feu d'artifice et un grand pilou.

À la suite de ces fêtes, ont eu lieu également à la Foa, les 13,14 et 15 octobre, des comices agricoles ; après la première exposition de peinture à Canala, la brousse était encore en pointe avec le premier concours agricole de l'histoire de la colonie qui se tenait à La Foa.

Le gouverneur y vint en personne et en profita pour inaugurer le nouveau monument à la mémoire du colonel Gally Passebosc (L). Ce monument tout entier en pierre, exécuté à l'île Nou, remplaçait le vieux cylindre en bois hâtivement planté en 1880 sur le lieu même où le colonel avait été tué dans une embuscade. On avait déjà inauguré ce monument "en p'tit comité" le 31 mars, à l'initiative de l'adjoint au président de la Commission municipale, Vacher, lequel avait prononcé pour l'occasion un discours "en termes très poncifs mais peu français". Le gouverneur avait formellement condamné cette inauguration qu'il n'avait pas ordonnée et à laquelle il n'avait même pas été convié ; il avait ensuite fixé à une date ultérieure le déroulement de cette solennité "afin que les représentants de l'armée et de la colonie puissent s'associer à l'hommage rendu au vaillant officier tué pour la défense de la Nouvelle-Calédonie". (20)

En octobre, le nouveau monument fut donc inauguré encore une fois, officiellement. Le gouverneur y alla de son discours, dans lequel il évoquait le souvenir de l'officier disparu en 1878 et, année du centenaire oblige, termina sur un hommage rendu en ces termes à la colonisation française en Nouvelle-Calédonie :

 

"Le premier usage que nous ayons fait du calme rétabli c'est de mieux assurer aux indigènes la propriété de leurs réserves, de prendre les mesures les plus sévères pour les défendre contre toute atteinte et tout empiétement. Dès cette époque, parce qu'ils étaient plus faibles, leurs droits nous sont devenus plus sacrés.

O vous, étrangers, qui prétendez que la France ne sait pas coloniser, vous Français qui le laissez dire, cherchez dans les îles océaniennes, aux Philippines les restes des peuplades Tagales, cherchez donc les vieilles tribus australiennes, cherchez les indigènes de Tasmanie, cherchez les Maoris de la Nouvelle-Zélande. Ils ont "reculé devant la civilisation" si loin, si loin qu'il n'en reste plus de traces. Puis reconnaissez qu'après la lutte la plus violente qu'ait eue à subir dans le Pacifique une colonie européenne, l'agression la plus fourbe après des massacres odieux, nous n'avons abusé de notre force que pour donner à ceux qui restaient à notre merci qu'une indépendance et des garanties nouvelles !

Que d'autres cherchent dans la Bible ou dans l'évangile les principes de leur conduite ! Nous, Français et Républicains, nous les trouvons dans ces idées pour lesquelles à cent ans de distance tombaient Latour d'Auvergne et Gally Passebosc et dont la formule devra être inscrite sur cette modeste pierre comme elle éclate au frontispice du Panthéon "Liberté, Egalité, Fraternité". (21)