CONCLUSION

 

Il me faut à présent conclure, non parce que j'estime avoir tout dit, mais parce qu'il faut bien à un moment donné terminer ce qui a été commencé.

Cependant il reste encore bien des aspects du sujet que j'aurais voulu mettre à jour ; j'ai par exemple mentionné les imprimeries, le temps et les moyens m'ont manqué à l'époque pour en faire une étude sérieuse, ce que j'en ai incidemment appris était cependant bien fait pour exciter ma curiosité. Les imprimeries ont été nombreuses (240), en proportion, peut-on dire, du nombre des journaux ; la plupart d'entre elles étaient constituées au moyen d'un matériel rudimentaire, de faible valeur, un capital de six mille francs aurait suffi pour faire l'acquisition du matériel qui permit d'imprimer les premiers numéros de La France Australe (310) ; l'imprimerie de L'Avenir  que Roger cède à Charles-Michel Simon pour cinq mille francs comprend sommairement :

 

- Une machine à bras ;

- Une machine rotative pouvant fonctionner soit à bras, soit à l'aide d'un quelconque moteur ;

- Une machine "Minerve" pour travaux de luxe ;

- Les tables pour recevoir les formes ;

- Les caractères d'imprimerie ;

- La réserve de papier destiné tant au journal qu'aux différents travaux ;

- Le matériel de bureau, composé de plusieurs chaises, tables, etc...

 

Mais il y eut au moins deux grosses imprimeries dont la valeur du matériel pouvait être estimée à cent mille francs, l'Imprimerie du Gouvernement à sa fermeture en 1885 et l'Imprimerie Calédonienne en 1900. (D34)

Un chapitre sur les imprimeries n'aurait pas été sans comprendre un important développement sur les imprimeurs dont j'ai tout de même à plusieurs reprises eu l'occasion de parler. Ces imprimeurs qui les premiers ont porté témoignage de l'existence en Nouvelle-Calédonie d'un groupe corporatif organisé d'ouvriers disposés à agir suivant les schémas de la lutte des classes avec la grève de 1886, mais également, à l'opposé, prêts à jouer la carte de la promotion sociale à l'intérieur des cadres de la société bourgeoise. Ces imprimeurs si rares que les imprimeries se les disputaient et si variés sur le plan du statut personnel qui allait du libre citoyen au bagnard en passant par le libéré et l'indigène formé au métier de typographe par les pères de la Mission de Saint-Louis.

Imprimeries et imprimeurs constituent des éléments concrets que j'ai été amené à négliger, la solidarité des gens de presse en constitue un des éléments que je qualifierai de subtil. Il existait une solidarité des gens de presse, elle se manifesta parfois sportivement, comme par exemple lorsque, en novembre 1893, Bridon  se trouvant à court d'encre fut "dépanné", par Charles-Michel Simon, actionnaire du journal rival, au grand dam du gouverneur qui souhaitait les plus grands embarras possibles pour La France Australe. Mais cette solidarité, m'a semblé souvent ténue, difficile à appréhender tant les tensions étaient grandes parfois, tant les conflits semblent avoir été pris au sérieux. À les lire, on a souvent l'impression que les journalistes étaient en permanence prêts à en venir aux dernières extrémités. En fait il n'en était rien, la plupart du temps les passions se libéraient par de simples excès de langage et, si elles engendraient parfois des voies de fait, celles-ci se limitaient à un coup de pied, à un coup de canne ou à une gifle, assénés par surprise, dans un lieu publie. Cela tenait du folklore, jamais les nombreux duels n'ont fait de victime, ils n'avaient pour but que de déconsidérer l'adversaire aux yeux du public, et le public, en ce temps-là déjà, oubliait vite.

Bien que mon attention ait surtout été attirée par les aspects conflictuels, pratiquement permanents entre journaux qui s'affrontaient, apparaissaient et disparaissaient au rythme des fluctuations d'intérêts particuliers, économiques ou politiques, ou les deux à la fois, je n'ai pas pu porter véritablement de jugement sévère sur les uns ou sur les autres, pas plus que je n'ai pu me résoudre à insister sur les aspects médiocres de bon nombre de productions de presse. Il m'est apparu cependant que certains personnages devaient être bien odieux, certaines actions bien viles et certains journaux bien indignes d'avoir été imprimés, mais j'avoue avoir éprouvé une grande sympathie pour l'ensemble de cette petite société passionnée avec laquelle j'ai fait quelque peu connaissance à travers sa presse qui m'en a transmis une image très vivante après un siècle écoulé. C'est là un grand mérite, difficile à analyser mais dont il faut tenir compte et se garder de le dévaloriser de quelque manière que ce soit.

En lisant ces journaux on appréhende en effet une foule de choses. À travers le mouvement des gouverneurs par exemple, qui semblent alterner comme les représentants de deux partis rivaux, ce qui fait que tel journal officieux la veille devient opposant le lendemain de l'arrivée d'un nouveau gouverneur, on découvre sinon une incohérence, le mot est peut-être trop fort ou l'idée contestable, du moins un manque de suite dans la politique de colonisation menée de Paris à partir de données partielles et partiales. C'est ce qui donne une importance accrue aux gouverneurs dont le séjour à la tête de la colonie a dépassé la norme habituelle des deux ans.

De ce qu'a fait Guillain  toutefois, il ne semble pas rester grand chose, c'est qu'au temps de son gouvernement la Nouvelle-Calédonie était encore trop mal connue,- on ignorait notamment l'importance et la véritable nature de ses richesses minières,- et que sa mission fut d'une part trop marquée du sceau de l'utopie et d'autre part subit le contrecoup de l'opprobre dont la République couvrit tout ce qui était issu du régime tombé en 1870. Cependant, à y regarder d'un peu plus près, la mise en place de l'Administration pénitentiaire et du bagne, qui prospérèrent en Nouvelle-Calédonie jusqu'à la fin du siècle, implique quelques conséquences d'importance ; sans contredit possible une marque laissée dans les mentalités, encore très sensible dans certains centres de brousse, et sans doute la faiblesse du peuplement européen qui ne s'est pas développé comme cela aurait dû en cette période d'expansion coloniale, en raison de la nature même de cet apport imposé, presque exclusivement masculin, limitatif de la colonisation libre au caractère familial bien plus marqué.

Par contre, Paul Feillet  dont l'œuvre n'est pas à l'abri de critiques, semble dans bien des cas avoir orienté de façon décisive l'avenir de Nouvelle-Calédonie, essentiellement par le fait qu'il a favorisé l'introduction d'ethnies asiatiques, notamment des Indonésiens, et qu'il a établi des familles de colons européens, les "colons Feillet", sur des terres de réserves mélanésiennes rendues plus ou moins désertes du fait de la récession démographique qui touchait alors les tribus canaques. Ce sont bien là des traits profondément marqués de la Nouvelle-Calédonie actuelle où les ethnies se côtoient, assez à l'aise pour éviter les écueils du racisme, assez libérées pour conserver leurs habitudes, leurs coutumes et leur intégrité, le métissage y est multiforme mais pas excessif, dans une structure encore stable mais soumise aux agressions d'un devenir marqué par l'idée fatale d'une "décolonisation" dont on peut se demander, dans ce cas précis, quel sens il faut exactement attribuer à ce terme.

On voit comment toutes ces considérations auraient pu m'entraîner insensiblement à aborder une étude en profondeur de la société néo-calédonienne qui s'est constituée au XIXème  siècle par le biais des diverses solutions apportées au problème de fond posé par le manque de main-d'œuvre. Il est indéniable qu'en quittant au fil du temps l'actualité pour entrer dans l'histoire les journaux constituent un magnifique corpus documentaire, base indispensable de toute recherche historique et sociale, il n'en reste pas moins vrai que la presse d'une province ou d'une colonie représente en soi un sujet précis suffisamment important pour qu'on y consacre une étude particulière. Tel était mon objectif et l'on comprendra que les limites logiques du cadre que je m'étais imposé ne me permettent pas, malgré la tentation, de pousser ici mon propos plus avant.

 

                                                                                                                 Rabat, novembre 1983 (Thénac, novembre 2008).