SECONDE PARTIE

 

COMMENTAIRES

 

 

 

I - Raisons d'être de la presse néo-calédonienne.

 

1 - La population. (T04)

 

Il est de toute évidence que la presse est une institution dont l'existence dépend de la présence de lecteurs, on pourrait tout aussi bien dire d'un public ou d'acheteurs. Le cas de la Nouvelle-Calédonie présente la particularité intéressante qu'il est loisible d'y observer la naissance et l'évolution de la presse et de la mettre en rigoureux parallèle avec l'évolution d'une population de lecteurs potentiels dont le chiffre est voisin de zéro au moment de l'impression du premier journal de la colonie.

En un premier temps, la presse reste limitée à la seule production officielle. L'apparition du premier journal civil a lieu au moment ou la population coloniale qui a crû lentement, s'est trouvée renforcée par un afflux supplémentaire de militaires et de fonctionnaires de l'Administration pénitentiaire, afflux lié à l'augmentation du nombre de transportés mais aussi à la présence des déportés de la Commune.

En 1875, lorsque s'opère ce premier "décollage" de la presse néo-calédonienne, la population blanche de la colonie dépasse à peine quinze mille individus.

Six mille d'entre eux sont des bagnards et près de quatre mille des déportés politiques. Ni les uns ni les autres ne semblent susceptibles de constituer pour la presse locale une masse intéressante de lecteurs possibles : la majorité d'entre eux était illettrée et l'achat d'un journal, compte tenu d'un prix relativement élevé pour des hommes aux revenus plus que modestes, devait être motivé, or il est aisé d'imaginer que la population pénale se soit désintéressée de ce qui se passait dans la colonie, déportés et bagnards ne songeant pour la plupart qu'à gagner d'autres horizons.

Il en est partiellement de même pour les militaires qui n'étaient en Nouvelle-Calédonie que pour un séjour limité.

Ainsi donc, c'est essentiellement la population civile que la presse locale pouvait compter toucher, trois mille quatre cents personnes, les fonctionnaires et leurs familles compris, à peine plus de deux mille si on ne les compte pas.

Déduction faite de tous ceux qui, recensés parmi la population libre, n'achetaient jamais de journaux, femmes, enfants, analphabètes, broussards, l'éditeur des Petites Affiches ne devait pas réaliser des tirages supérieurs à deux cent cinquante ou trois cents exemplaires. C'était peu mais certains journaux de province ne faisaient pas mieux en France à la même époque. (234)

Le chiffre peu élevé de la population libre limitait en tout cas les possibilités de concurrence, limitation renforcée par les difficultés à surmonter pour faire venir en Nouvelle-Calédonie du matériel d'imprimerie et par la nécessité d'obtenir du gouverneur l'autorisation de publier.

Le mouvement migratoire naturel relativement important qui s'opère entre 1867 et 1874, dont le résultat fut de tripler en sept ans la population civile de la colonie, se ralentit ensuite, c'est un phénomène attesté par de nombreux témoignages écrits et dont la pénitentiaire ou le chômage des mines sont rendus responsables.

Cependant la courbe démographique de la population libre d'origine européenne que j'ai tracée, en distinguant civils et militaires, présente comme un palier entre 1874 et 1884 qui mérite que l'on s'y attarde un peu. Les chiffres auxquels je me suis reporté pour 1874 proviennent d'un rapport commandé par Félix Faure à Henri Courmeaux qui dresse à la fin de cette année-là un tableau économique de la Nouvelle-Calédonie comportant les résultats d'un recensement. (235)

Le recensement de 1887 comparé à ces chiffres montre que pratiquement la population civile de la Nouvelle-Calédonie,- européenne s'entend,- aurait doublé en trois ans. Or, en 1885 et 1886, la Nouvelle-Calédonie est bien peu attractive pour les colons : en 1884 le décret délimitant le domaine pénitentiaire limite considérablement les possibilités de colonisation libre et la promulgation du décret du 22 juillet 1883 réglementant le régime des mines entrave plus qu'il ne favorise une reprise éventuelle des activités minières. Le seul facteur positif est qu'à Paris, la Société Française de Colonisation, sous l'égide du Gouvernement, et la Compagnie des Nouvelles-Hébridesfont de la propagande pour inciter les familles paysannes ruinées par le phylloxéra et les inondations à émigrer vers les possessions françaises du Pacifique. Il est douteux que leur seule action ait eu pour résultat de générer un mouvement migratoire d'une ampleur telle qu'en trois années la population civile de la colonie s'en trouvât doublée, ce qui m'engage à supposer que les chiffres donnés dans le rapport Courmeaux ne correspondent pas à l'année 1884 ; à mon avis, il s'agirait plutôt des résultats d'un recensement effectué en 1880-81, juste après le départ des déportés amnistiés où il est admissible que, en très peu de temps, la ville de Nouméa ait perdu un millier d'habitants, déportés ou parents de déportés.

Que le rapport Courmeaux présente les chiffres d'un recensement de 1883-84 ou de 1880-81 importe cependant relativement peu pour expliquer le second "décollage" de la presse néo-calédonienne en 1882, le facteur primordial est alors indiscutablement la mise en application en Nouvelle-Calédonie de la nouvelle législation sur la presse qui dispense du cautionnement et de l'autorisation préalable.

Dans le tableau 4 (T04), mon échelle graphique fait correspondre les courbes "population libre" et "numéros-année de journaux" lorsqu'on est en présence d'un rapport de vingt personnes libres à un numéro de journal. On constate immédiatement les bienfaits de la nouvelle loi en remarquant que jusqu'en 1883-84, il y a un numéro-année de journal pour plus de vingt personnes libres et qu'à partir de 1883-84, il y a un numéro-année de journal pour moins de vingt personnes, les moments les plus favorables se situant en 1888-89 et en 1898, avec des rapports voisins de un numéro-année pour dix personnes.

Un troisième "décollage" devait en effet avoir lieu en 1888, avec la véritable naissance de la presse quotidienne après la tentative avortée de 1886. Il y a plusieurs raisons à cela dont l'une est à rapprocher de la mise en place d'institutions démocratiques pratiquement achevée en 1885 avec la création du Conseil général : les élections deviennent fréquentes et le rôle électoral des journaux en l'absence d'autres média étant fondamental, chaque parti, chaque groupe veut avoir le sien et lui faire dire plus que le journal de l'adversaire. C'est ainsi que s'engage la course aux formats plus grands et à la périodicité plus fréquente : exclusivement hebdomadaire avant 1880 (236), la presse nouméenne se partage entre hebdomadaires et bihebdomadaires en 1881 et 1882 puis, les tri-hebdomadaires,- dont les premiers exemplaires datent de la fin de 1883,- dominent jusqu'en 1889, année où commence leur déclin devant les publications quotidiennes.

Après la chute de production que l'on constate pendant les trois premières années de la décennie 1890, due à la fois à un ralentissement général des activités économiques de la colonie et à un nécessaire réajustement après l'apparition de la presse quotidienne, on constate une véritable reprise en 1893, il est vrai qu'il ne tient qu'à l'existence permanente à partir de cette année-là de deux quotidiens, comme en 1889 et 1890, alors qu'il n'y en avait plus qu'un en 1891-92.

En 1891, qui représente une année des plus moyennes pour la presse néo-calédonienne devenue tout à fait adulte, les statistiques métropolitaines révèlent que Paris possède 2 161 journaux et la province 3 439, que la Gironde est le département le plus riche avec un journal pour 5 242 habitants et le Finistère le plus pauvre avec un journal pour 39 328 habitants.

La même année, la Nouvelle-Calédonie possède trois journaux qui paraissent toute l'année : L'Écho de la France Catholique, hebdomadaire, L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, bihebdomadaire puis tri-hebdomadaire, La France Australe, quotidien ; auxquels s'ajoutent trois publications de durée inférieure à un an et les publications officielles au nombre de cinq.

Même si l'on ne prend en compte que les trois premières publications citées, on s'aperçoit que la colonie est alors plus riche en matière de presse que le plus riche des départements métropolitains avec un journal pour 3 200 personnes. Mais on ne tient compte dans ce cas que de la population libre, si l'on envisage la totalité de la population blanche on trouve alors un journal pour 6 000 personnes et si l'on compte aussi la population indigène, que l'on ne peut qu'estimer de manière très imprécise, la Nouvelle-Calédonie se trouve placée au rang d'un très moyen département avec un journal pour 14 000 habitants.

 

2 - Quels journaux pour la colonie ?

 

Du constat qui précède, on peut inverser les termes et dire que la Nouvelle-Calédonie à la fin du XIXème siècle n'est pas riche de journaux mais pauvre d'habitants, d'autant plus pauvre que la majorité d'entre eux ne sont pas considérés comme citoyens, à quoi il faut ajouter que pour la plupart ils sont illettrés : indigènes, transportés ou libérés assujettis à résidence, colons.

Or, si la presse doit s'intéresser à tout pour servir ses lecteurs, il est primordial pour elle qu'elle commence par s'intéresser à ces mêmes lecteurs qu'elle doit toucher sous peine de perdre toute raison d'être. Quelle est donc la presse qui convient à la population très particulière de la Nouvelle-Calédonie du XIXème siècle, où la colonisation pénitentiaire se pose en rivale privilégiée par les pouvoirs publics en face d'une colonisation libre exposée à toutes les difficultés ?

C'est pourtant cette population de colons libres qui représente pour lors les chances d'avenir de la colonie dont le progrès passe nécessairement par le succès de son établissement et par sa croissance. Il n'est donc pas surprenant de voir les titres des journaux complétés de sous-titres d'intention les présentant comme les organes des intérêts coloniaux, commerciaux, agricoles, industriels, miniers en Nouvelle-Calédonie, pas plus qu'il n'est étonnant de les voir proclamer la nécessité de favoriser le développement de l'immigration libre et manifester une certaine méfiance à l'égard des bagnards, des libérés et des indigènes. (237)

L'idéal aurait été le journal pour tous, ce que fut Le Moniteur pendant quinze ans, ce que prétendait être Le Progrès de Nouméa en Novembre 1884 (238). Mais ce que Le Moniteur avait été par la force des choses jusqu'en 1875, aucun journal à Nouméa ne pouvait prétendre l'être en 1884, les intérêts étaient alors trop divers et trop contradictoires entre les groupes sociaux qui travaillaient et spéculaient dans la colonie, la politique agitait trop les passions, à moins que ce ne fût l'inverse, et le journal objectif et conciliateur ne pouvait être qu'une vue de l'esprit dans un tel milieu, Le Progrès de Nouméa fut d'ailleurs bien loin de ressembler à ce qu'il prétendait être.

Les institutions démocratiques, les intérêts particuliers, la diversité de la population, tout favorisait la multiplication des éditions de presse, ce qui s'est réalisé, comme nous l'avons vu, de deux façons complémentaires : tout d'abord par l'édition d'un nombre impressionnant de titres, ensuite par le passage relativement rapide d'une périodicité hebdomadaire aux publications pluri hebdomadaires puis quotidiennes. Encore y eut-il bien quelques projets qui n'ont pas vu le jour, mais dont il a été fortement question, rappelons nous le cas de La Solidarité, auquel on peut ajouter Le Peuple, L'Intransigeant, L'Océanien, La Revue Française du Pacifique  (239), sans en épuiser la liste.

À la suite de la libération totale de la presse par la mise en application de la loi de 1881, on peut dire que tous les types de journaux possibles avec les moyens de l'époque ont été essayés. L'échec le plus évident nous semble celui de la presse illustrée, par manque d'illustrateurs sans doute. Aucun journal illustré n'a connu une longue existence et la presse de l'île des Pins a produit à elle seule les huit ou neuf dixièmes de l'ensemble.

C'est en 1899 que, pour la première fois, un journal local, La Calédonie, réalise un tirage spécial comportant des reproductions photographiques pour accompagner les fastes de l'exposition locale, répétition préparatoire organisée en vue de la participation de la colonie à l'exposition universelle de 1900. La Calédonie Illustrée est un fort beau journal, imprimé sur papier glacé, comportant dix-sept pages de textes et dix-neuf pages de publicités, illustrées de vingt et une photographies. Ce journal est le seul de son espèce, les autres imprimeries de la place n'avaient pas les moyens d'entreprendre de semblables réalisations et il faut attendre 1903 pour que La France Australe publie pour la première fois une photographie, à l'occasion du décès du gouverneur Feillet.

La réussite, je ne la vois pas dans un journal en particulier mais dans la multiplicité et la diversité des journaux car, paradoxalement, c'est de l'échec de nombreux périodiques, pour diverses raisons mais la plupart du temps pour des raisons économiques, que la presse néo-calédonienne tire sa plus grande richesse. La liberté d'entreprendre et la libre concurrence sont à l'origine de ce résultat où les occasions n'ont pas manqué à ceux qui le voulaient,- et qui en étaient capables,- de faire entendre leur voix et de prononcer leurs critiques, tout comme fréquente était l'incitation à chercher dans la collaboration avec tel ou tel journal un moyen d'arrondir des revenus bien souvent précaires, tout comme il était tentant de s'établir imprimeur.

J'aurais souhaité consacrer un chapitre à l'étude des imprimeries qui se sont constituées en Nouvelle-Calédonie au XIXèmesiècle, je n'ai pas eu le loisir de me documenter suffisamment pour le faire et je le regrette car les imprimeries ont été nombreuses et s'il m'est possible de donner quelques éléments d'explication à ce phénomène, je reste convaincu qu'ils sont loin d'épuiser le sujet. (240)

Tout d'abord, depuis 1885, année où a été fermée l'Imprimerie du Gouvernement, l'adjudication des travaux d'imprimerie de l'Administration assure à l'imprimeur adjudicataire un revenu régulier et important dans une colonie où la fragilité de l'économie ne laisse aux particuliers qu'un mince volant de sécurité. L'imprimerie est considérée pour cela comme une saine industrie. Encore fallait-il obtenir les commandes de l'Administration et c'était à chaque adjudication un sujet de discorde supplémentaire, rendu public par les journaux des imprimeries concurrentes de celle de l'heureux adjudicataire.

Ensuite, l'instabilité même de la situation économique favorisait les fluctuations professionnelles et par conséquent, relativement nombreux sont ceux qui, n'ayant pas réussi dans les mines, les plantations ou l'élevage, ont trouvé une nouvelle chance dans l'imprimerie ou la presse.

Enfin, il y a ceux qui avaient réussi et choisissaient d'investir sur place leurs bénéfices, le choix des entreprises était varié, mais rares étaient celles qui présentaient de solides garanties de rapport ou même simplement des garanties de préservation du capital. Des imprimeries ont pu être acquises par désir de placer de l'argent, faute de mieux, ou être vivement convoitées.

La très libre concurrence opposant imprimeries et journaux divers a donné lieu à un bien étrange résultat, bon et mauvais à la fois. Le bon côté de la chose, on le voit dans les améliorations apportées à la présentation des journaux, à la diversification des articles, à tous les efforts visiblement entrepris pour faire mieux que les concurrents. Les lecteurs ont ainsi pu bénéficier de plus grands journaux, de plus d'informations, de plus de lecture pour un moindre coût car, surtout avec l'apparition des premiers quotidiens, la concurrence joua aussi sur les prix ; ainsi, par exemple, La France Australe était passée de quinze à vingt centimes en février 1894, elle fut contrainte le mois suivant de revenir à son prix antérieur pour ne pas perdre des lecteurs au profit de La Calédonie ; quant à L'Écho de la France Catholique, si l'on en croit L'Indépendant, il aurait été servi gratis à ses abonnés. (241)

Les quotidiens surtout s'efforcent d'apporter autant à leurs lecteurs que le font les grands journaux de province en métropole : ils cherchent à s'attacher des correspondants particuliers en Australie ou en France, ils s'assurent par contrat l'exclusivité pour la Nouvelle-Calédonie de la publication d'articles d'écrivains spécialistes (242) et, quand les moyens de communication le permettent enfin, ils assurent au moyen de ''câblegrammes''  onéreux un service d'information offrant aux lecteurs des nouvelles du monde de toute première fraîcheur.

Le mauvais côté de cette concurrence à laquelle se livraient imprimeries et journaux apparaît dans les excès auxquels donnaient lieu de véritables affrontements par voie de presse, qui en arrivaient d'ailleurs parfois à dégénérer en voie de fait. Ces violences, même si elles prétendent se limiter à des mots, ne rehaussent pas le niveau des journaux qui les publient. Si elles sont amusantes à lire et, aujourd'hui, parfois très instructives, elles donnent une bien piètre opinion de ceux qui en étaient les auteurs car elles représentaient un véritable dévoiement de l'esprit de concurrence dont l'aboutissement voulu était la ruine des autres en vue de réaliser un monopole de fait. (243)

En fin de compte, à la question de savoir quels journaux convenaient pour la colonie, il suffirait pour répondre de décrire ceux qui ont duré longtemps et de chercher dans les autres à identifier ce qui a été à l'origine de leur déconfiture. La France Australe ayant eu de loin la plus longue existence, voyons à partir de son cas les enseignements qu'il est possible de tirer : à l'origine, c'est un quotidien subventionné par la société Le Nickel, ensuite par la maison Jouve, il est plutôt bien pensant et ne devient un farouche journal d'opposition qu'à cause de la personnalité du gouverneur Feillet. La France Australe prétend se poser en défenseur des intérêts de la colonisation libre mais n'est pas reconnue comme tel par tous les colons. Bien entendu, c'est un journal républicain et ses rédacteurs se prétendent tout à fait indépendants.

Le bon journal néo-calédonien de la fin du XIXème siècle est ainsi assez bien défini comme un journal de parti, mais nécessairement républicain, un journal subventionné mais qui se proclame indépendant de toute coterie, en bref une feuille assez équivoque pour pouvoir s'appuyer sur certains et ne pas mécontenter les quelques lecteurs qui cherchent dans les journaux autre chose que de la propagande partisane.

Contestable par contre est la périodicité quotidienne tout au moins avant que la pose du câble télégraphique, en octobre 1893, ne lui donne toute sa valeur. Seule La Calédonie est devenue un journal quotidien avec opportunité, deux semaines avant l'inauguration du câble. La France Australe, et avant elle Le Colon et L'Informateur ont été quotidiens avant l'heure, sans autre justification que politique ; en conséquence, comme entre deux campagnes électorales il faut bien remplir des colonnes, les éditorialistes étaient condamnés à noircir du papier à partir de peu de chose. Le succès de la presse quotidienne et du journal à bon marché que vante Albert Epardeaux pour commémorer l'entrée du Colon dans sa seconde année d'existence, est aussi réel que peu justifiable : Le Colon, qui était un journal de qualité, n'a tenu plus de deux ans que parce qu'il était solidement subventionné et animé par un rédacteur en chef très attaché personnellement à la défense de l'idée du journal quotidien ; celui-ci y a ruiné sa santé.

Les lecteurs de L'Écho de la France Catholique, journal imperturbablement hebdomadaire, lui reprochent-ils une chronique calédonienne trop pauvre ? Le rédacteur répond avec bon sens :

 

"Voudrait-on que notre feuille hebdomadaire, à l'exemple des journaux quotidiens de Nouméa, consacre des colonnes entières à l'arrestation journalière des relégués, des libérés en rupture de bans, de canaques ivres (...) ? Hé bien ! non ; on peut employer plus utilement son papier et son encre...''. (D30)

 

Le rédacteur de L'Écho réprouve également les polémiques de presse, les engagements politiques et démontre que la chronique locale du journal "quelque maigre qu'elle soit, en quelques numéros contient tous les renseignements utiles".

Si à mes yeux les colonnes de la presse quotidienne de cette époque se sont revêtues de tout l'intérêt que leur a conféré leur passage de l'actualité dans l'histoire, il est exact que le rédacteur de L'Écho avait raison en son temps : déjà quand les hebdomadaires sont devenus bihebdomadaires, j'ai pu constater que c'était là un luxe et que deux numéros dans la semaine ne donnaient pas grand chose de plus au public en matière d'information. En poussant la réflexion plus loin encore, j'ai du mal à trouver une justification rationnelle à la publication du premier journal civil de Nouméa, Les Petites Affiches. Le 27 août 1879, au moment où La Nouvelle-Calédonie se trouve sur le point de disparaître, le rédacteur de l'article de fonds de ce jour-là évoque les conditions de la fondation de l'Imprimerie Civile et des Petites Affiches en ces termes :

 

"En Nouvelle-Calédonie, tout s'est passé autrement. Une imprimerie a été créée par actions alors qu'il n'y avait pas l'ombre de liberté de la presse, et c'est à l'ombre de cette imprimerie et avec ses capitaux qu'on a fondé un immense journal qui ne pouvait être qu'un accessoire". (D31)

 

Cet article, écrit pour défendre l'idée qu'en Nouvelle-Calédonie un journal ne peut vivre de son tirage et par conséquent doit dépendre de ceux qui le subventionnent ou de l'imprimerie dont il n'est que l'accessoire, expose un modèle de structure ainsi conçu : à la base, une société par actions, propriétaire de l'imprimerie et du journal ; au sommet, un conseil d'administration, représentant la majorité des commanditaires, qui définit le programme que doit suivre la direction politique et la rédaction.

La semaine suivante, Joseph Bouillaud, qui avait dirigé depuis leur origine les Petites Affiches et La Nouvelle-Calédonie, s'élève contre cette opinion et donne une recette plus pratique pour définir Ce que doit être le journal :

 

"..En résumé, en traitant à fond les questions intéressant le pays, en faisant de la politique juste ce qu'il en faut, en publiant des articles bien pensés, bien écrits, un journal entre les mains de trois ou quatre actionnaires au plus a de l'avenir". (D32)

 

3 - Rôle de la presse.

 

- Informer.

 

Le premier devoir de la presse consiste à informer le public. Ce rôle, dès les premières années, pour une population des plus restreintes, Le Moniteur  l'a joué tant bien que mal, ajoutant aux textes officiels des informations non officielles susceptibles d'intéresser les colons : des nouvelles de France mais aussi des comptes rendus d'explorations poussées à l'intérieur de la colonie afin de mieux la faire connaître et en faciliter la mise en valeur.

Le premier journal civil ne fut qu'une feuille d'annonces, complément, nous l'avons vu, d'une imprimerie privée établie à Nouméa moins pour éditer un journal que pour faire des travaux d'imprimerie multiples et surtout obtenir le service des imprimés de l'Administration après fermeture de l'Imprimerie du Gouvernement. Car c'était un processus logique pour l'esprit de l'époque, où il était admis que le devoir de l'État était de favoriser le développement des entreprises privées en prenant à sa charge la mise en place d'infrastructures nouvelles pour s'effacer ensuite quand la démonstration avait été faite que des profits étaient réalisables. En Nouvelle-Calédonie, la situation de ce point de vue là était des plus simples : aux premiers temps de la colonisation, l'Administration représentait pratiquement la seule source véritable de profits pour les entrepreneurs privés.

Suivant en cela l'exemple de bien des petites feuilles de province, les Petites Affiches ont d'abord été un journal d'annonces, organe élémentaire d'informations, destiné à favoriser les échanges du commerce local dans un milieu extrêmement restreint où tout produit d'importation, même usagé, pouvait apparaître comme une denrée rare et recherchée.

Très vite cependant, les Petites Affiches ont dépassé ce stade pour prendre l'aspect d'un véritable journal et donner à la population des nouvelles diverses. Nous avons vu comment ces nouvelles étaient collectées par Le Moniteur, les Petites Affiches, La Nouvelle-Calédonie, puis par les journaux qui ont suivi : on se souvient que pour les nouvelles de l'intérieur, appel était fait aux collaborations bénévoles des colons, des voyageurs, des arpenteurs, tandis que la source pratiquement unique des informations de l'extérieur résidait dans les emprunts faits aux journaux de France ou d'Australie qui parvenaient à Nouméa à intervalles réguliers mais dont la périodicité fut très variable.

Durant les vingt premières années, l'information extérieure et l'information intérieure sont tour à tour privilégiées : la seconde l'emporte lorsque le gouverneur veut utiliser la presse locale comme moyen de propagande afin d'attirer les émigrants vers la colonie, autrement l'information extérieure prend le dessus, en cas de crise européenne grave bien sûr (244), mais aussi sans cela, parce que c'est nécessaire à une population qui fatalement éprouve le syndrome de l'exilé aux moments où tombe l'exaltation de bâtir un monde neuf.

À partir de 1881, l'équilibre est rompu à l'avantage des nouvelles locales et surtout on note un plus grand intérêt pour les nouvelles concernant le Pacifique en général. Il y a des raisons externes à cela, les prises de possession d'îles et d'archipels par l'Angleterre, la France ou l'Allemagne,- nouvelle puissance à coloniser dans ces parages,- constituent des événements qui intéressent au premier chef les habitants de la colonie. Toutefois, la vivacité de l'intérêt que la presse, miroir des lecteurs, porte alors à ce qui se passe dans l'immense zone géographique délimitant le voisinage de la Nouvelle-Calédonie, constitue la raison interne majeure. C'est le témoignage que le déracinement a pris fin, la "transplantation" est achevée : les déportés qui l'ont voulu,- la très grosse majorité,- ont été rapatriés, seuls restent les colons qui le désirent, ceux pour qui la Nouvelle-Calédonie est devenue "le pays", ceux qui ayant grandi ou même étant nés sur ce sol sont des "enfants du pays", qui ne connaissent pas la métropole. Évidemment il reste à faire une réserve, encore une fois : toutes les nouvelles que répand la presse locale ne sont destinées en principe qu'à la population libre, elles ne concernent la population pénale que lorsqu'il s'agit d'informations intéressant à la fois l'Administration pénitentiaire et la colonisation libre. On distingue deux grands moments :

- à partir de 1884, à la suite de l'extension considérable du domaine pénitentiaire, la presse proteste avec unanimité ;

- à partir de 1894, à la nouvelle de la suppression prochaine des envois de condamnés, la presse approuve très généralement.

Bien qu'on ne soit pas alors très exigeant sur le chapitre de la fraîcheur des nouvelles en provenance de la métropole, on jalouse beaucoup en Nouvelle-Calédonie les voisins australiens dont la presse, en 1877, publie des dépêches télégraphiques avec seulement deux ou trois jours de retard sur la presse européenne alors qu'il faut, à Nouméa, attendre encore quinze jours avant de pouvoir lire dans son journal ces mêmes nouvelles empruntées à la presse australienne. Encore ne s'agit-il pas de nouvelles complètes mais de sélections de nouvelles et bien des événements doivent être passés sous silence aux dépens d'informations plus importantes ou jugées telles.

Cependant, deux ans plus tard, alors que l'insurrection canaque a fortement ébranlé la colonie, quand il est question, pour faire face à l'éventualité de semblables situations dans les plus brefs délais, d'établir un câble de télécommunication entre l'Australie et la Nouvelle-Calédonie, les opinions des gens de presse se partagent sur ce sujet : La Nouvelle-Calédonie approuve la position prise par le député Georges Perrin qui, devant la Chambre prononce un discours dans lequel il dit en substance que l'argent destiné à cette entreprise serait mieux employé en servant à indemniser les victimes de l'insurrection (245) ; La Réforme, au contraire, attaque vivement cette attitude et trouve de nombreux avantages à la possibilité de communiquer quotidiennement avec la France. (246)

Quand le Courrier arrivait à Nouméa, il était attendu par nombre d'habitants, prévenus par les signaux du sémaphore de son approche, et bien souvent les nouvelles les plus importantes couraient à travers la ville avant qu'elles ne fussent imprimées dans la presse locale, mais cette défloration de la nouvelle par le bouche à oreille ne nuisait en rien à la vente des journaux, tout au contraire, on attendait d'eux un développement de l'information, des commentaires, une interprétation ; la nouvelle connue faisait vendre. Toutefois les nouvelles apportées par la "malle" n'étaient pas toujours intéressantes, dans ce cas, le rédacteur utilisait ce qu'il pouvait pour remplir deux colonnes et le reste du journal devait être composé à partir des affaires locales ; si tout était calme dans la colonie à ce moment-là, le rédacteur se trouvait dansl'obligation de faire son journal sans information véritable à communiquer. (247)

Le câble, dont la pose avait été envisagée, aux frais de l'État, dès 1879, ne fut finalement posé qu'en 1893. Nous avons vu qu'il a eu pour conséquence de faire adopter par La Calédonie la périodicité quotidienne et a contribué au renforcement de l'animosité qui opposait alors les journaux rivaux de Nouméa. Nous avons vu également qu'il en coûta à la colonie la perte de deux cent mille francs de subvention annuelle que la métropole accordait jusque là essentiellement pour le service du tour de côte. Achille Ballière, dans La Bataille, reprit en les adaptant les arguments contre le câble présentés par La Nouvelle-Calédonie près de quinze ans auparavant. Selon lui, le câble ne devait servir qu'aux grandes compagnies, "Prévet et Rothschild, qui en faisaient payer les frais à la colonie". Ce raisonnement n'est certainement pas dépourvu de bon sens mais, à la suite d'un recours devant le Conseil d'Etat, la subvention fut rétablie et le câble resta acquis.

Quant à la presse… La Calédonie et La France Australe utilisèrent le câble chacune à sa façon : la première en organisant pour son compte un service de "câblegrammes"avec une agence australienne, la seconde, après une tentative infructueuse pour faire de même, se contenta d'emprunter à sa concurrente ses dépêches en en modifiant à peine la forme. Selon La Vérité, La France Australe "a tous les tuyaux imaginables et même le truc à démarquer les câblegrammes si coûteux à la pauvre Calédonie"(248). Mais il s'agit là d'une allusion relative aux dépêches reçues par l'Administration qui représentait pour la presse la seconde source importante d'informations, aussi bien pour ce qui provenait du Ministère que pour les nouvelles internes de la colonie

Si chaque journal s'est préoccupe en effet de s'assurer des correspondants dans la brousse calédonienne, cette source de copie n'était pas toujours régulière, aussi trouve-t-on des apostrophes publiquement adressées à l'Administration ou au Moniteur lorsque le Gouvernement ne communique pas à la presse les informations qu'elle souhaiterait obtenir à propos de faits dont elle a recueilli des échos. Très tôt soucieux d'informer avec exactitude ses lecteurs lorsqu'il s'agissait de faits objectifs ou intéressant au premier chef tous les lecteurs possibles, les journaux ont sollicité des services du Gouvernement le maximum de renseignements, surtout lorsqu'il était question d'une quelconque agitation parmi les indigènes ou parmi les bagnards ; après l'insurrection de 1878, la crainte de révoltes d'envergure a toujours été latente et la moindre rumeur à ce sujet provoquait immanquablement l'excitation des rédacteurs. (249)

Un service de presse a été épisodiquement établi au Gouvernement, la plupart du temps il ne fonctionnait pas, Eugène Mourot s'en plaint en 1883 (250) et Albert Epardeaux le réclame en 1889, reprochant à l'Administration de réserver la teneur des documents officiels"que l'on peut communiquer sans inconvénient à la presse"en exclusivité à son concurrent de L'Indépendant. "Nous espérons, écrit-il, que nos confrères protesteront avec nous contre ce privilège accordé à une feuille qui semble du reste se désintéresser de nos luttes, auxquelles elle ne participe que pour marquer des points".(251)

Moins d'un an plus tard, le gouverneur ayant changé, c'était Le Colon qui recevait les nouvelles exclusives du Gouvernement et que La France Australe qualifiait de journal officieux. (252)

 

- Guider l'opinion.


Un tout autre rôle est joué par la presse lorsqu'elle prétend se présenter comme "la voix de la population". Insensiblement, sous de prétexte de raisonner sur des points à éclaircir, la presse, tout en informant, tend à orienter le jugement de ses lecteurs et le journal d'information se mue en journal d'opinion. Cette métamorphose a commencé très tôt à partir du moment où la presse indépendante a existé à Nouméa. 1879 a servi de point de départ à cette évolution qui, pour les grands journaux, n'a jamais été poussée à l'extrême avant les grands affrontements des cinq dernières années du siècle.

Avant 1879, les Petites Affiches étaient censurées ou suspendues, les journaux de l'île des Pins pouvaient être interdits. À partir de 1879 tout semble changé. Est-ce l'insurrection ou le libéralisme du gouverneur Olry qui est à l'origine de cette rapide évolution ? Probablement une combinaison des deux facteurs, en même temps que la démission de Mac Mahon avait mis un terme aux contraintes de l'Ordre moral en Nouvelle-Calédonie comme en métropole.

À diverses reprises est évoqué le fait que les journaux de la colonie "parviennent en France ; qu'aux bureaux de la rue Royale, ils sont lus avec une maligne affectation de croyance"(253), et là, il arrive aux journaux de tenter de faire jouer à leur avantage ce qui est ordinairement un handicap : la distance qui sépare la colonie de la métropole. Ils réalisent des éditions tout à fait "spéciales", destinées à sortir juste avant le départ du Courrier pour ne pas risquer de partir accompagnées d'autres sons de cloche présentés par les éditoriaux concurrents.

Ce procédé, employé ici pour toucher au plus haut niveau, était également utilisé sur le plan local, lors des élections du délégué ou des conseillers généraux, quand un journal pouvait espérer toucher la brousse avant qu'ait eu lieu le vote, mais assez tard pour qu'un démenti nepuisse lui être donné à temps. Ce n'était là qu'un moyen d'appoint pour mener une lutte électorale (254) , car la presse, qui avait joué un rôle non négligeable en réclamant l'attribution à la colonie d'institutions démocratiques, Conseil municipal, Conseil général, député ou délégué (255), une fois ces institutions acquises, trouva dans les menées électoralistes une veine inépuisable d'action où tous les procédés étaient bons pour l'emporter sur l'adversaire : calomnie, questions insidieuses, informations erronées écrites au conditionnel, etc.., il en restait toujours quelque chose et la presse électorale en arrivait à faire de la contre information à un point tel que c'était parfois comme une véritable caricature de l'opinion étranglant l'information.

En de rares occasions certains journaux se sont abstenus d'intervenir dans les luttes électorales, La Nouvelle-Calédonie, lors des premières élections municipales, L'Écho de la France Catholique, la plupart du temps, parce que la politique locale n'était pas sa vocation, La France Australe, exceptionnellement en mars 1895, parce qu'elle avait trop ouvertement soutenu la municipalité sortante dont les compromissions commençaient à ne plus faire de doute pour personne.

La presse de Nouméa trouva dans l'animation des campagnes électorales une véritable vocation, elle y participa de multiples façons et les hommes de presse y furent toujours mêlés à divers titres. Tout d'abord, ce sont les journaux qui présentent les listes de candidats, leursprogrammes, leurs professions de foi. Ils vont même plus loin : quand les candidats font défaut, certains journaux se passent de l'accord de ceux qu'ils souhaitent voir élire et présentent aux électeurs des personnalités de leur choix, lesquelles se récusent la plupart du temps dès le lendemain par une communication au public. Quelquefois même, on trouve certains noms communs à des listes rivales, bien entendu les intéressés font très rapidement savoir quelle est réellement celle à laquelle ils appartiennent, mais de tels faits n'en dénotent pas moins un comportement abusif et un manque de sérieux de la part de gens qui prétendaient servir de guides à la population et dont les éclats s'étalaient régulièrement dans les colonnes de leurs journaux.

Cependant, sans le soutien d'un journal il n'est pas de réussite électorale possible et la presse est un remarquable moyen de promotion politique, tout simplement parce que ceux dont le nom s'étale au bas des articles sont connus des électeurs, on sait les idées qu'ils défendent, ils les écrivent noir sur blanc parfois plusieurs fois par semaine, chacun peut les lire, tout le monde les connaît, tous les électeurs sont à même de les apprécier.

Ainsi, il n'est pas d'exemple de Conseil général ou de Conseil municipal qui n'ait compris un ou plusieurs journalistes,- réguliers ou occasionnels,- ou imprimeurs, ou actionnaires importants d'un journal, et le premier délégué élu, en 1884, fut Léon Moncelon, un colon de la brousse qui s'était fait connaître en écrivant de nombreux articles pour La Nouvelle-Calédonie puis pour Le Néo-Calédonien; il l'emporta contre le candidat officiel, Léon Gauharou, très connu lui aussi et disposant de tout l'appareil administratif qu'il dirigeait alors comme directeur de l'Intérieur par intérim.

Rares ont été les écrivains de presse notables qui n'ont pas été candidats à des fonctions électives, Labordeet Bridonconstituent en cela les deux plus remarquables exceptions. Toutefois, pour un journaliste calédonien, le passage de la presse à la politique, à l'exemple des grands modèles de métropole, Clémenceau et Rochefort surtout, ne présentait pas forcément un caractère de promotion et il est probable que Locamus n'a pas publié dans l'espoir d'acquérir une notoriété qui lui permettrait de devenir conseiller municipal (256), mais qu'il s'est fait élire dans le but d'être plus difficile à atteindre afin d'écrire en toute liberté ce qu'il voulait.

Participer à la rédaction d'un journal était même un si bon facteur de publicité que l'on connaît au moins un cas notoire de candidat en puissance qui s'est fait occasionnellement journaliste pour les besoins d'une élection, il s'agit de Routier de Granval, "administrateur" du Progrès, de décembre 1883 à avril 1884, juste le temps d'utiliser ce journal comme tremplin vers la Délégation. Il quitte Le Progrès, un mois après avoir échoué dans sa tentative.

Dans un même ordre d'idées, il y eut des journaux fondés spécialement pour une période électorale. Il en fut question dès l'élection du premier Conseil municipal, en 1879 ; on parlait alors "de républicains, de bonapartistes, d'orléanistes, de radicaux et même de légitimistes". Il n'y eut pas de journaux électoraux à cette occasion-là, il y en eut par la suite et nombre de feuilles éphémères dont j'ai fait l'inventaire n'avaient pas été créées pour un autre but et n'étaient pas destinées à durer.

Candidats ou non, les hommes de presse participent très volontiers aux réunions des campagnes électorales, pas seulement en reporters mais en animateurs aussi et ils contribuent à personnaliser la vie politique de la colonie en entrant dans des combinaisons visant à créer des partis politiques locaux dont leur journal devient le porte parole.

Quelquefois il est procédé inversement, la création du parti précède la fondation du journal ; la différence en fin de compte est peu sensible et cette personnalisation de la vie politique de la Nouvelle-Calédonie n'est qu'une façade. À y regarder d'un peu près, on y découvre un véritable reflet de la vie politique métropolitaine telle qu'elle se déroule au fil des années, avec une mention des vieux partis en 1879, un bonapartisme encore vivace qui se manifeste à l'occasion de la mort du prince impérial, un républicanisme général ensuite, avec les divisions que les républicains connaissent en France, une touche de boulangisme à la fin des années 1880 et l’apparition du socialisme au début des années 1890.

À part peut-être à la rédaction de L'Informateur,- encore n'est-ce pas très évident,- il n'y eut pas de manifestation de l'esprit anarchiste en Nouvelle-Calédonie, ce qui évita à la colonie l'application des "lois scélérates"de 1894 limitant la liberté de la presse.

Les rivalités électorales se sont toujours affichées sous la bannière républicaine : Comité des 18, Parti Républicain Colonial, de la fin des années 1880, Comité Républicain Radical, Comité Républicain Progressiste, Comité Socialiste, Groupe de la Jeunesse, Comité Républicain Radical Indépendant, Agrégation Calédonienne du Parti Ouvrierfont leur apparition, et disparaissent pour la plupart, dans le courant des années 1890.

Comme en métropole, les luttes politiques s'engagent autour de l'opposition cléricaux contre anticléricaux, avec cependant un peu plus d'acuité car en Nouvelle-Calédonie la Mission représente alors une force plus conséquente, possède parmi la population de fermes appuis contre la Loge, généralement protestante, et une grande influence sur les indigènes.

C'est à partir de 1896 que, insensiblement mais assez vite, le monde politique calédonien va se distinguer de celui de la métropole par des caractères inhérents à sa situation. Dès le début des années 1880, il s'était trouvé des voix pour demander plus d'autonomie pour la Nouvelle-Calédonie, à l'exemple des colonies anglaises voisines. Ce mouvement devait renaître et s'étoffer au début du XXèmesiècle, produit des divisions originales créées par la politique et la personnalité du gouverneur Feillet, radicalisées par la presse.

Le premier journal dont il apparaît certain qu'il a été créé avant tout pour servir des buts politiques est L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie.La Rédaction en fait elle-même l'aveu après les élections du 13 mai 1888 quand, après avoir vanté l'heureux temps des premières élections municipales, en 1879 où, "Il n'y avait alors ni droite ni gauche, ni rouge ni blancs, ni protestants ni catholiques : il n'y avait que des citoyens que les passions n'avaient pas troublés", elle déclare :

"Hélas ! il s'est formé, depuis, un soi-disant parti radical, sur lequel est venue se greffer, pour l'exploiter à son profit, cette secte presbytérienne, dont les relations, les tendances et la propagande ne sont plus un mystère pour personne. Ce parti a été maître des affaires pendant sept ans.

On sait ce qu'il en est advenu : (…)

Eh bien ! c'est ce faisceau formé de politiciens incorrigibles, la plupart ignorants, d'ambitieux sans principes et de sectaires avides, que le scrutin de dimanche a brisé.

Oui, il est bien brisé ce faisceau tyrannique ; nous l'avons décapité et nous avons dispersé ses membres qui ne se rejoindront plus".(257)

Ce"faisceau de politiciens incorrigibles", c'était le Comité des 18. En devenant l'organe fondateur du Parti Républicain Colonialen 1887, L'Avenir fut accusé par ses adversaires d'avoir contribué ainsi à ruiner le parti républicain en Nouvelle-Calédonie et d'avoir changé la vie politique de la colonie : jadis, remarquait Epardeaux, les luttes électorales étaient cordiales, depuis, avec L'Avenir, les petites divisions d'autrefois étaient devenues des haines violentes. (258)

En 1888, l'un de principaux rédacteurs de L'Avenir, était Édouard Bridon, le même que l'on retrouve propriétaire de La France Australe quand se développe la campagne de presse contre le gouverneur Feillet.

Il est manifeste qu'à partir de 1887, en matière politique, la presse suscite des antagonismes et contribue à radicaliser les conflits en rejetant les partis opposés sur des positions extrêmes

Avec le gouverneur Feillet, les données antérieures se trouvent modifiées, l'opposition entre cléricaux et anticléricaux se nuancent compte tenu des efforts de colonisation libre entrepris par ce gouverneur, il n'est pour s'en convaincre que de lire la description que fait Édouard Bridon du parti "feilletiste" :

"..ramassis bizarre de sectaires, de protestants, de juifs, de francs-maçons, d'étrangers, d'accapareurs, de tripoteurs et...d'imbéciles".(259)

L'antagonisme que la presse politique tente alors de faire naître prétend opposer la brousse, "feilletiste", à la ville, "antifeilletiste". Les élections de 1898 et 1899, favorables aux partisans du gouverneur, aussi bien dans la brousse qu'à Nouméa, semblent prouver avec éclat l'échec de cette manœuvre. Mais dès 1901, les opposants à Paul Feillet s'étaient réorganisés et, dans la première décennie du XXèmesiècle, les héritiers de cette opposition, constitués en Comité pour la Défense des Intérêts Calédoniens, animèrent, notamment par le biais de La France Australe,un mouvement séparatiste qui causa biendes soucis au gouverneur Richard.(260)

 

- Amuser, instruire, protéger...

 

Un rôle moins fondamental auquel se destine ouvertement une certaine presse consiste à distraire le lecteur. Le premier et pratiquement le seul des journaux de Nouvelle-Calédonie qui ait carrément inscrit dans son programme son intention de se partager entre une partie "sérieuse" et une partie "distraction", a été Le Courrier Illustré, en août 1878.

Nous avons vu précédemment quelles raisons avaient conduit le promoteur de cette feuille éphémère à s'engager dans cette voie et dans quelle mesure il avait réussi, mais nous avons vu aussi que, siLe Courrier Illustré avait été à Nouméa la premier exemple de journal conçu d'après l'idée qu'il fallait une presse pour distraire le public, à l'île des Pins, la presse des déportés tout entière, depuis ses débuts, n'avait pas eu d'autre raison d'être.

Par la suite, cette veine se révéla peu féconde, du moins en apparence. Le seul journal, dont il reste des traces, qui ait délibérément misé sur le rire de ses lecteurs, a été Le Casse-Tête Calédonien, publié en 1885 ; mais c'était avant tout une feuille de combat et elle n'eut que six numéros.

Si la presse calédonienne prétend rester "sérieuse" dans l'ensemble, elle est loin d'être guindée et ne néglige pas d'épicer sa prose sachant bien que le public lui en saura gré, considérant que s'il y a bien une catégorie de lecteurs dits sérieux, qui veulent un article de fond, trop souvent creux, "Les autres, en grande majorité sautent par-dessus les colonnes graves, péniblement élaborées, cherchent la folle du logis, et se tiennent pour satisfaits quand ils ont pu danser avec elle une sarabande".(261)

Il y a, comme on s'en rend compte, toute une "philosophie" à déduire d'une telle façon de considérer l'ensemble des lecteurs. Les procédés d'une presse sérieuse pour distraire un public varié apparaissent en Nouvelle-Calédonie comme assez étriqués, dérivés d'un seul procédé de base : la polémique. À force d'exercer leur verve aux dépens de ce qui se publiait dans les colonnes des feuilles concurrentes, dans le courant des années 1880 les journaux de Nouméa en étaient arrivés au point de constituer eux-mêmes l'objet essentiel de leurs éditoriaux. On faisait alors polémique de pas grand chose et il semblait de première nécessité pour un journal de publier de tout, ragots aussi bien que bons reportages, pour satisfaire les lecteurs. On regretta bien qu'ainsi trop de faits personnels fussent étalés sur la place publique, mais il fallait continuer pour la bonne santé du journal : après le départ de Julien Bernier, Le Néo-Calédonien devient moins polémique, l'information paraît terne et le public commence à bouder le journal de l'Imprimerie Civile qui amorce alors un lent déclin.

Quelquefois, l'idée d'amuser se combine avec l'idée d'intriguer le lecteur. Achille Ballière est, en Nouvelle-Calédonie, le promoteur de cette combinaison. Dans son journal La Bataille, il présente généralement en troisième page une Petite Correspondanceoù il est répondu sur un mode plaisant à des lettres de particuliers (?) dont les références sont réduites à des initiales et à la mention du lieu d'origine (262). Ce procédé, repris quelques temps en 1896 par La Calédonie, alliait la plaisanterie à la devinette ; c'était un jeu, rien de plus.

À un niveau plus élevé se place la presse quand elle se soucie de devenir l'élément formateur et culturel qu'elle a la possibilité d'incarner.

Le Bulletin de la Société de Recherches de la Nouvelle-Calédonie, des années 1870-71, n'engendra aucune émulation et n'eut pas d'imitateur au XIXèmesiècle. Cependant, en 1888, Albert Epardeaux publiait en première page du Colon le projet d'une "Revue Française du Pacifique"que lui adressait un lecteur. Selon la description qui en est faite, cette revue aurait paru quatre fois par an et chaque numéro, d'une cinquantaine de pages, aurait compris :

- une chronique du trimestre ;

- un article littéraire, nouvelle ou roman ;

- un sujet économique, commercial, industriel ou de législation ;

- une étude historique ;

- des variétés.

Chaque rubrique, obligatoirement conçue dans les limites géographiques du Pacifique et plus particulièrement de la Polynésie et de la Mélanésie, aurait été composée pour l'essentiel à partir de communications adressées à la rédaction par "tous ceux qui, dans les îles du Pacifique, pensent et écrivent".

Si elle avait vu le jour, cette revue n'aurait certainement pas manqué d'intérêt, mais ce ne fut pas le cas et nous ne pouvons que le regretter.

Pourtant, la presse de Nouvelle-Calédonie ne renonça pas à jouer un rôle plus culturel que celui où la cantonnait son devoir d'information et sa vocation politique. Bernier et Epardeaux, en 1887, réalisent chacun de son côté des reportages, dans la brousse, aux Nouvelles-Hébrides, à Wallis ; les éditeurs des journaux de Bourail tiennent bibliothèque publique dès 1891 ; à partir de 1895 La Calédoniepasse un contrat avec La Correspondance Littéraire Parisienne, et La France Australeopère de même avec La Correspondance de la Presse, ce qui permet aux deux quotidiens de mettre à la disposition du public des articles variés d'auteurs aussi renommés que Pierre Loti, Camille Flammarion, François Coppée, Paul Arène et bien d'autres.

Dans un milieu social numériquement restreint, où l'éventail des classes sociales était cependant très ouvert et où les différences étaient aussi grandes que manifestes, où les abus des puissants et d'une Administration omnipotente si loin de la métropole pouvaient être redoutables, il est heureusement arrivé à la presse de jouer un rôle de défenseur des faibles, victimes des abus, soit par des conseils (263), soit plus activement par de véritables campagnes pour la défense des libertés individuelles et de l'intégrité de la personne humaine qui pouvaient conduire devant les tribunaux rédacteur et gérant. (264)

Sans aller jusqu'à tenir ce rôle de redresseur de torts en toutes circonstances , la presse néo-calédonienne ne s'en considère alors pas moins comme une institution fondamentale de la démocratie, qui a pour devoir en toutes circonstances d'éclairer l'opinion publique (ce qu'elle fait très tôt, dès 1877, en dénonçant les opérations qui devaient conduire à la faillite la Banque de la Nouvelle-Calédonie), d'assurer la défense des consommateurs (265), de prendre toutes les initiatives faisant appel à un nécessaire regroupement solidaire : lutte contre les sauterelles, pétitions, collectes…

 

Pour clore ce chapitre j'aurai recours à une citation empruntée au Néo-Calédonien du 2 septembre 1880, en première page duquel on trouve un article intitulé La Presse en Nouvelle-Calédonie, écrit dans l'enthousiasme causé par la nouvelle de l'application de la législation métropolitaine sur la presse dans la colonie. En un alinéa est exposé le rôle que le rédacteur assigne à la presse, il est très complet, je pense qu'il a été assez bien rempli :

 

"Étudier loyalement et sans parti pris aucun toutes les questions pouvant intéresser la colonie ; faire connaître le pays ; mettre à jour ses ressources et ses richesses de toutes sortes ; mettre à la disposition de tous le fruit des travaux et de l'expérience de chacun ; être pour l'Administration un guide, un aide et par suite un auxiliaire puissant ; en un mot : contribuer autant que possible à la prospérité du pays et à la propagation des idées libérales qui sont la base de notre gouvernement, voilà le rôle de la presse".