II - L'action de la presse.

 

"Faire connaître le pays", "être pour l'Administration un guide", "contribuer (...) à la propagation des idées libérales.", et tout ce qui s'ensuit, demandait une action permanente que la presse s'est volontiers chargée de mener. Ce ne fut pas toujours facile, si loin de la Métropole, dans une colonie qui, même après la mise en sommeil de l'Ordre moral, se trouvait placée sous la haute autorité d'un gouverneur qui, en vertu du décret du 12 décembre 1874, était investi de pouvoirs discrétionnaires faisant de lui une sorte de vice-roi. (266)

 

1 - Le gouverneur.

 

Les relations qui se sont établies entre les gouverneurs et la presse ont été très différentes selon qu'elles concernent la période antérieure à 1875, où le gouverneur avait la haute main sur le seul organe de presse de la colonie et le période ultérieure où les journaux indépendants du pouvoir, du moins en apparence quelquefois, purent proliférer,

Bénéficiant des pouvoirs les plus étendus, détenant le monopole de l'expression publique puisqu'il n'y avait pas alors d'autre journal dans la colonie que Le Moniteur, les gouverneurs Guillain et Gaultier de la Richerie ne devaient en principe pas avoir de soucis à se faire à cause de la presse.

J'ai exposé dans la première partie comment Guillain avait utilisé les journaux, Le Moniteur de la Nouvelle-Calédonie et les publications métropolitaines, pour attirer des colons libres en Nouvelle-Calédonie. Il est sans doute heureux pour lui qu'il n'y ait pas eu dans la colonie une presse libre pour juger de ses actes en public. Des lettres, des mémoires, des rapports ont été écrits contre lui dont l'un, signé du commandant de l'infanterie de marine Guillot, montre en Guillain un tyran brutal, abusant "de son autorité à ce point de frapper un soldat qu'il a à son service comme domestique, faute de domestique civil qu'il ne peut parvenir à s'attacher à cause des mauvais traitements qu'il leur inflige dans ses moments assez fréquents de folie furieuse". (267)

Mais les rapports ne sortaient pas des bureaux, la presse seule pouvait servir de garde-fou contre de tels proconsuls jouissant d'un imperium pratiquement sans limites. C'est en France et en Australie que les journaux publièrent des articles contre Guillain, en 1868. (268)

Cependant certains n'avaient pas oublié et, en 1902, L'Écho de la France Catholique dressant un bilan en faveur de l'œuvre de la Mission en Nouvelle-Calédonie, fait un sort au souvenir du gouverneur Guillain en l'accusant de bien des maux pour avoir voulu, chez les indigènes "remplacer le catholicisme par la religion dite des soldats" et d'avoir fait dénaturer pour l'opinion publique ce que les tribunaux avaient mis à jour à propos de l'affaire de Pouébo en ordonnant de n'imprimer dans Le Moniteur, le seul journal de la colonie à l'époque, que les "véhémentes plaidoiries" de l'accusation "et garder un silence calculé sur celle de Me. Dézarnaulds, défenseur du chef catholique et sur le magistral discours de M. le Procureur impérial". (269)

Successeur de Guillain, Gaultier de la Richerie, eut la tâche moins facile : il lui incomba d'accueillir les déportés de la Commune. Avant même l'arrivée du premier convoi, le gouverneur est informé que le Consul de France à Sydney a reçu d'un nommé Perrin Gustave une lettre datée du 25 juin 1872 l'informant que, né Français, Perrin s'est fait naturaliser Anglais dans le but de "fonder un journal français à Sydney puisqu'il est impossible d'avoir un organe indépendant en Nouvelle-Calédonie" de façon que, "si les communistes étaient maltraités par M. de la Richerie comme il fit des républicains à Cayenne en 1852, la France et l'Europe le sauraient bientôt". (270)

Ce même Perrin adresse alors à de nombreux journaux de métropole des articles contre le gouverneur dont le remplacement est annoncé par Le Toulonnais du 31 janvier 1873.

Toutefois, c'est l'évasion de Rochefort et de ses compagnons, des hommes de presse surtout, qui fut a l'origine du rappel de ce gouverneur, en septembre 1874.

Il revient au gouverneur de Pritzbuer d'avoir autorisé d'autres publications que Le Moniteur. Telles qu'il leur permettait d'exister, elles ne constituaient pas de très grandes entraves à son autorité et à la moindre incartade, il avait le pouvoir d'interdire toute publication : à l'île des Pins, après les essais du Raseur Calédonien et des Veillées Calédoniennes, seul paraissait le "petit" Album de l'île des Pins dont nous avons vu qu'il était plus un album souvenir qu'un journal ; à Nouméa, le gouverneur muselait le journal de l'Imprimerie Civile, le censurait et le suspendait mais, reconnaissant le bien fondé des allégations avancées dans ses colonnes et conscient de la popularité de cette feuille, il en vient à se proposer d'étudier "s'il n'y a pas lieu dans les conditions indiquées par les instructions ministérielles du 18 août 1876, § presse, d'élargir le cadre des Petites Affiches". (271)

Le gouverneur Olry devait être l'homme clé du changement. Arrivé en Nouvelle-Calédonie en pleine crise économique et financière, il dut faire face presque aussitôt à l'insurrection des indigènes, la plus grave qu'il y ait eu dans la colonie.

Ce gouverneur était relativement libéral. La situation entraînant de la part de ses administrés un surcroît de demandes d'informations, Olry autorisa la publication de nombreux journaux nouveaux ; il en interdit autant et prit, le 27 août 1879, un arrêté "relatif aux publications imprimées sans autorisation" (D20), qui lui valut la seule protestation prononcée contre lui que j'ai trouvée dans la presse calédonienne. (D21)

Olry attirait la sympathie des colons et jouissait auprès d'eux du prestige que lui conférait la façon dont il avait résolu les graves problèmes auxquels il avait eu à faire face ; il ajouta un titre à la reconnaissance de la population de la colonie en étant à l'origine de l'application à la Nouvelle-Calédonie de la législation française sur la presse. Cependant la requête que le gouverneur Olry avait adressée au ministre était assortie de motifs qui n'ont rien de libéral : Olry prétendait que l'Administration était désarmée contre la presse parce que les pouvoirs qui avaient été conférés au gouverneur par le décret de 1874, redoutables et surannés, se révélaient impuissants face à la presse contre laquelle n'était prévue aucune sanction sérieuse. (D22)

En effet, quand Olry prend son arrêté du 27 août 1879, il ne fait pas référence aux articles du décret organique relatifs à la presse et aux publications périodiques, mais à l'article 73 qui prévoit que le gouverneur "prend en Conseil les arrêtés ayant pour objet de régler les matières d'administration et de police en exécution des lois, ordonnances, décrets et ordres du ministre de la marine et des colonies" et qu'il "peut, comme sanction de ces arrêtés, édicter des peines jusqu'au maximum de cent francs d'amende et quinze jours de prison".

C'était là de bien faibles sanctions pour brider une presse impudente,- les fantaisies de Locamus avec son Radical devaient en donner la démonstration durant le premier semestre de 1880,- mais c'était trop au regard du besoin de libertés fondamentales et d'institutions démocratiques ressenti par la population.

Olry a-t-il été un faux libéral qui, après avoir en des temps difficiles accordé largement l'autorisation d'imprimer, a fait appel au ministre pour enfermer la presse dans le carcan de la législation métropolitaine augmentée de mesures particulières adaptées aux colonies des Antilles ? A-t-il au contraire envisagé que son séjour à la tête de la colonie ne devant pas durer, il fallait faire en sorte qu'un gouverneur peu libéral venant après lui se trouvât tenu par la loi dans l'impossibilité d'étouffer, grâce aux pouvoirs quasiment illimités que lui conférait le décret organique, la voix de la population libre de la colonie dont le seul moyen d'expression efficace restait une presse locale relativement libre ?

Je n'ai trouvé aucun document qui permette de connaître avec certitude le fond de la pensée du gouverneur Olry quand il œuvrait pour l'application de la législation métropolitaine à la colonie ; telle qu'elle fut décrétée en août 1880 par le gouverneur Courbet, avec l'instauration surtout du cautionnement, elle n'offrait pas de bien grandes perspectives d'avenir à la presse locale.

Mais en France le temps de l'Ordre moral était passé et les Chambres préparaient une loi sur la presse véritablement libérale qui, entrant en vigueur en métropole devait également entrer en vigueur dans les colonies soumises antérieurement au même régime devenu caduc.

À 1'abri de la loi de 1881, une partie de la presse devait ensuite continuellement se poser en contrepoids de l'autorité du gouverneur, menant toujours campagne au nom des libertés républicaines. À partir de Pallu de la Barrière, il n'y eut pratiquement pas d'exemple de gouverneur qui n'ait à s'accommoder tant bien que mal d'une presse d'opposition.

Pour y faire face, les hommes placés à la tête de la colonie usèrent de moyens divers : Nouet aurait payé pour avoir la paix, c'est du moins ce qu'ont prétendu les adversaires d'Édouard Bridon qui lui ont souvent reproché sa vénalité ; Pallu de la Barrière aussi, en quelque sorte, qui aurait "retourné" ce journaliste en lui promettant d'appuyer en sa faveur auprès du Département une demande de concession de mille hectares de forêts avec contrat de main-d'œuvre pénale.

Les gouverneurs s'attachaient généralement les services d'un journal qui, officieux un jour, pouvait devenir opposant le lendemain à la suite d'un changement d'homme à la tête de la colonie. Chaque journal en effet défendait les intérêts de la maison qui le subventionnait ; le gouverneur avait été désigné à Paris par les puissants du jour pour mener une certaine politique, défendre certains intérêts, les gens au pouvoir changeaient, les intérêts privilégiés changeaient en même temps ; il pouvait y avoir déphasage entre le journal officieux d'un gouverneur et le gouverneur suivant, on peut d'ailleurs estimer que ce fut souvent le cas.

Le chef de la colonie pouvait également trouver sur place les moyens de s'assurer les services d'un journal en procédant, par exemple, comme on a prétendu que Pallu de la Barrière l'avait fait avec Bridon, ou en favorisant un imprimeur au moment de l'adjudication des travaux d'imprimerie de l'Administration, comme ce fut le cas en 1894 quand le gouverneur Picquié aida outrageusement l'Imprimerie Calédonienne aux dépens de l'Imprimerie Nouméenne.

Parfois l'attachement d'un journal à un gouverneur s'achevait par un constat d'échec rendu public par le rédacteur lui-même : ce fut le cas notamment lorsque Julien Bernier qui, après avoir soutenu le gouverneur Le Boucher et défendu son œuvre même dans ce qu'elle avait de moins défendable, constate, peu après son rappel, qu'un gouverneur militaire, "c'était quelqu'un", alors qu'un gouverneur civil n'est que "l'humble serviteur des bureaux". (272)

Parfois cet attachement était réussi trop tard. Au début de 1884, des amis du gouverneur Pallu de la Barrière réussissent à prendre le contrôle de l'Imprimerie Civile et du Néo-Calédonien. Ils contraignent Julien Bernier à partir mais quinze mois d'attaques incessantes avaient porté leurs fruits et contribué au rappel du gouverneur rendu effectif moins d'un mois plus tard.

Il arrive aussi que le gouverneur estime que l'appui d'un journal est insuffisant, alors il use des moyens que lui donne sa position pour miner la force de ses adversaires déclarés qui se manifestent dans la presse d'opposition :

- Pardon, en février 1890, condamne à trente jours de cellule le prisonnier imprimeur de L'Avenir et fait expulser de Nouméa le libéré domestique d'Ambroise Roger, rédacteur de ce journal ;

- Le Boucher fait expulser Albert Epardeaux du Néo-Calédonien et révoque Henri Hillairet de son emploi à l'Administration Pénitentiaire ;

- Pallu de la Barrière agit à peu près de même contre Henry Denis et Pierre Roux ;

- Courbet prononce la censure contre Mourot et Bouillaud en tant que membres du Conseil municipal de Nouméa.

Le gouverneur mène parfois contre la presse un jeu plus subtil :

- Locamus ayant inséré des assertions inexactes dans son journal, on l'aurait laissé faire jusqu'au trente-cinquième numéro du Radical avant de déchaîner contre lui toutesles rigueurs de la justice pour "le laisser s'enferrer, afin de pouvoir ensuite le frapper de manière qu'il ne puisse plus se relever" ; (273)

- Le Boucher fait répandre le bruit que la liberté de la presse serait suspendue dans la colonie ; (274)

- Appliquant le principe qu'il faut diviser pour régner, Noël Pardon organise une véritable "officine" de presse à son service et réussit à partager la presse et la population si remarquablement qu'à son départ ont lieu en même temps deux banquets réunissant à peu près autant de convives chacun, l'un pour honorer le gouverneur partant, l'autre pour manifester publiquement qu'il y a beaucoup de joie à le voir partir.

Paul Feillet, qui s'était donné pour tâche de mener à bien une grande œuvre de colonisation, eut plus que tout autre à utiliser la presse et à s'en défendre. Il usa de tous les moyens employés par ses prédécesseurs et en imagina d'autres :

- Persécution des publicistes de l'opposition, comme Jules Durand, Henri Dagrand par exemple ;

- Division de la presse et de la population par des mesures partisanes ;

- Ayant l'appui de Paris, il demande des pouvoirs extraordinaires, qu'il ne peut obtenir, et use jusqu'à l'excès de l'avantage qu'il détient d'utiliser le câble télégraphique ;

- Certains de ses prédécesseurs,- Pallu de la Barrière, Le Boucher,- étaient personnellement intervenus dans des polémiques de presse, Feillet fait comme eux mais il reprend aussi, en l'amplifiant, l'idée de Noël Pardon et s'entoure d'écrivains qui alimentent en articles les journaux à sa dévotion ;

- Docteur en droit, disposant du pouvoir de changer de juge d'instruction à volonté, il subjugue la justice locale qui agit et rend des arrêts selon ses vœux : jamais il n'y avait eu auparavant autant de procès de presse car l'opposition prenant goût à ce jeu agit de même et utilisa dans ce sens toutes les ressources de la loi.

Ce n'était pas encore assez pour briser un parti particulièrement tenace qui, depuis 1896 disposait de la majorité au Conseil général et au Conseil municipal. Réussissant une remarquable prise en main du corps électoral, Paul Feillet parvient à faire élire, entre octobre 1897 et février 1899, "son" délégué, "son" Conseil général et "son" Conseil municipal.

À la fin de février 1899, il ne restait pratiquement plus pour s'opposer à l'énergique gouverneur qu'une seule voix, celle de La France Australe dont le ton n'avait cessé de monter, de devenir plus agressif au fur et à mesure que la position du gouverneur semblait s'affaiblir ou au contraire se renforcer. Les rédacteurs du seul journal d'opposition qui subsistait y égrenaient à longueur de colonnes des chapelets d'attributs aussi sonores que peu flatteurs qu'ils imaginaient contre le gouverneur : "le chef de clan", "le tyran", "le despote", "le satrape", "le porte-guigne"...

En juin 1899, La France Australe changea de mains. Sous la direction de Marcel Van de Velde, elle sembla hésiter sur la politique à tenir puis, dirigée par Wolfram Puget, elle fut maintenue dans sa ligne de conduite antérieure et permit à l'opposition de continuer d'exister publiquement, en attendant des jours meilleurs.

Le long affrontement dont je viens de tracer une esquisse, n'a pas été permanent ni unique, mais il a tenu une place de premier plan dans la vie quotidienne, sinon de la colonie tout entière, du moins de Nouméa où la presse d'opposition, bénéficiant du soutien des forces occultes qui la finançaient et de l'opinion publique, tenait tête, souvent avec avantage, au gouverneur, soutenu par ses amis, en principe couvert par le Ministère, disposant de tous les leviers de l'Administration.

 

2 - L'Administration.

 

Elle est inséparable du gouverneur qui en est le chef mais, il convient tout de même d'établir une distinction parce qu'en Nouvelle-Calédonie, il faut faire la part de l'Administration proprement dite et de l'Administration pénitentiaire, chacune ayant à sa tête un important subordonné du gouverneur : le directeur de l'Intérieur et le directeur de l'Administration pénitentiaire ; également parce que, le directeur de l'Intérieur étant le second personnage de la colonie, appelé à assurer l'intérim en cas de vacance du gouverneur en titre, il est arrivé que les journaux de l'opposition "jouent" le directeur de l'Intérieur contre le gouverneur. En effet, il se trouva quelques cas de conflit entre gouverneur et directeur de l'Intérieur, ce fut toujours pour la presse d'opposition prétexte à intervention. (275)

Inversement il arriva que le directeur de l'Intérieur servît de bouc émissaire et reçût les premiers coups portés par un journal qui semblait ne pas oser de prime abord attaquer de front un nouveau gouverneur : il en fut ainsi au début de 1895 quand Jules Durand, rédacteur en chef de La Vérité, présenta le directeur de l'Intérieur Léon Gauharou comme un mauvais conseiller du gouverneur, une sorte d'éminence grise, "l'homme néfaste de la colonie", avant de devenir, très peu de temps après, le plus farouche détracteur de Paul Feillet.

Le directeur de l'Intérieur n'était pas, bien évidemment, le seul fonctionnaire, en dehors du gouverneur, à être pris à partie par la presse de la colonie qui se révèle à la lecture plutôt hostile au fonctionnarisme qu'elle considère, souvent par comparaison avec les colonies anglaises voisines, comme l'un "des principaux défauts du caractère français". La France Australe du 7 octobre 1890 commente le recensement de 1887 en faisant remarquer qu'il y a en chiffres ronds deux mille fonctionnaires "budgétivores"pour un peu plus de cinq mille cinq cent colons, que ce sont "les fonctionnaires qui alimentent le mouvement des passages entre Marseille et Nouméa", et de conclure : "Faut de l'administration mais point trop n'en faut".

Les éditorialistes n'ignoraient pas que, le courant migratoire vers la colonie étant très faible il était bon pour elle de posséder un important contingent de salariés de l'Etat qui y dépensaient soldes et traitements et faisaient vivre le commerce, mais il n'était fait aucune distinction entre ceux-là et les fonctionnaires du service local qui, trop nombreux, pouvaient passer pour grever le budget de la colonie.

Et les journalistes de reprocher aux fonctionnaires de n'être que de passage en Nouvelle-Calédonie, de ne contribuer que de façon très indirecte à la faire progresser, voire d'entraver tout progrès : on accuse la douane de ruiner le commerce ; on accuse la poste des pires fantaisies ( Cf  la campagne de Locamus dans La Réforme, chapitre I-2) et surtout d'opérer une sorte de censure en retardant la remise d'une "dépêche télégraphique à un destinataire qui a payé fort cher pour la recevoir". (276)

Le goût du secret que possède alors l'Administration, cette mise de "la lumière sous le boisseau"est un des travers qui irrite le plus les rédacteurs des journaux et se trouve à l'origine de la plupart des reproches qu'ils lui adressent publiquement car cette attitude entrave de façon très compréhensible la première vocation de la presse qui est d'informer.

Il y eut des fonctionnaires qui collaborèrent à la rédaction de journaux, mais c'était de façon clandestine et fort mal vu des chefs de service comme en témoignent les circulaires destinées à rappeler aux agents de l'Administration qu'ils "doivent s'abstenir de publier aucun écrit sans y être préalablement autorisé" (277). Et l'on sait qu'il pouvait en coûter la révocation à ceux qui se faisaient prendre à écrire pour la presse d'opposition. (278)

Ce goût du secret administratif est à mettre en relation avec la nature des rapports existant entre l'Administration et la presse, rapports de méfiance qui pouvaient s'accentuer jusqu'à une hostilité plus ou moins manifeste.

Dès la création du premier journal civil, l'Administration lui impose un cadre extrêmement restrictif, comme pour se protéger par avance d'un adversaire futur, et les Petites Affiches, si bridées soient-elles, moins d'un an après leur création commencent effectivement à entrer dans ce rôle pour lequel il semble que l'on pense alors que la presse est faite. On a l'impression que l'Administration est embarrassée par la présence de ce journal qui peut la juger, dénoncer ses faiblesses ; en face des Petites Affiches, elle est mal à l'aise, elle ne sait trop qu'elle attitude adopter : d'abord cassante, elle adresse des avertissements pour la moindre peccadille puis, devant l'impossibilité de supprimer un journal qui a su de toute évidence gagner la sympathie du public, l'Administration accepte une sorte de dialogue, adopte une position défensive, se justifie. (279)

Cependant, il serait inexact de penser que l'Administration et la presse étaient en conflit permanent ; la presse n'hésitait pas à féliciter tel ou tel fonctionnaire, tel ou tel service à l'occasion ; de son côté, si on pouvait lui reprocher un certain goût du secret, l'Administration corrigeait aussi parfois les erreurs de la presse, tempérait, quand il le fallait, trop d'enthousiasme, lui concédait également des avantages non négligeables en donnant aux imprimeurs les moyens de subsister, par l'arrêté du 29 mars 1876 notamment, et la suppression de l'Imprimerie du Gouvernement. (280)

 

3 - L'Administration pénitentiaire.

 

Le cas de l'Administration pénitentiaire est plus simple ; cet "État dans l'État" représente alors en Nouvelle-Calédonie une manne permanente mais elle est aussi à l'origine de tels inconvénients que la presse presque unanime n'a cessé de la combattre, de réclamer sa disparition.

L'Administration pénitentiaire et le bagne qui en dépendait ont longtemps constitué, par les approvisionnements qui leur étaient nécessaires, le plus important débouché pour l'agriculture, l'élevage et le commerce de la colonie. Mais c'était une administration pratiquement autonome dont l'existence constituait la principale entrave au développement harmonieux de la colonisation libre dans le pays. Sans le bagne la colonisation n'aurait peut-être pas réussi, avec le bagne elle fut certainement ralentie.

Il ne faut donc pas s'étonner que, en dehors de l'époque où Le Moniteur était le seul journal publié dans la colonie et à la fin des années 1890, quand la certitude fut acquise que les jours du bagne étaient comptés, la presse ait été unanime à vilipender l'Administration pénitentiaire. Les journaux étant écrits pour les colons, destinés de façon déclarée à défendre leurs intérêts, ils ne pouvaient admettre que l'Administration pénitentiaire occupât de vastes espaces qui se trouvaient de ce fait retranchés à la fois du domaine de la colonisation agricole libre et du domaine de recherche et d'exploitation minière ; ils ne pouvaient admettre la collusion qui s'était établie entre l'Administration pénitentiaire et les "grandes compagnies" auxquelles elle consentait des cessions de main-d'œuvre pénale garanties par contrats.

Ces contrats représentaient doublement une entrave au développement de l'immigration libre : d'abord, les "grandes compagnies" disposant sur place de main-d'œuvre à bon marché, ne feraient rien pour favoriser l'introduction de mineurs, d'ouvriers ou de paysans qu'il aurait fallu payer plus cher ; ensuite, ces contrats stipulant à peu près tous qu'ils cesseraient de fait et de droit le jour ou la transportation prendrait fin en Nouvelle-Calédonie, les "grandes compagnies", afin de profiter au maximum de la situation ainsi créée, useraient de toute leur influence dans les milieux politiques pour faire durer la transportation le plus longtemps possible.

Elles furent donc nombreuses les attaques contre le "domaine pénitentiaire" et les "contrats de chair humaine" qui "rivaient au bagne" la colonie et elles furent d'autant plus violentes qu'elles étaient parfois le fait d'hommes ayant des motifs personnels de haïr l'Administration pénitentiaire, d'anciens déportés par exemple, comme Eugène Mourot ou Ambroise Roger.

Face aux attaques de la presse, l'Administration pénitentiaire reste généralement imperturbable. On ne trouve aucune demande de rectification, aucun procès de presse, aucun duel pour insultes par voie de presse.

Les directeurs de l'Administration pénitentiaire, les commandants de pénitencier ne furent cependant pas épargnés, leur vie publique et leur vie privée a souvent permis de remplir quelques colonnes (281) ; on critique leur train de vie, leur comportement despotique, leur avidité, on leur reproche mille compromissions et abus de toutes sortes.

 

3 - La Justice.

 

Une autre grande institution à laquelle la presse eut souvent à faire en Nouvelle-Calédonie fut l'institution judiciaire, soit pour cause de procès, soit pour assouvir des haines personnelles, soit pour clamer contre la justice locale quand elle s'était dévoyée, et contribuer au rétablissement d'une justice véritable.

À plusieurs reprises auparavant j'ai été amené à évoquer les procès de presse, je n'y reviendrai que pour évoquer les haines personnelles qui ont pu en découler et se sont parfois manifestées par la mise à jour de travers personnels : l'homosexualité, par exemple, constituait une accusation particulièrement redoutable et efficace ; elle a été lancée sans ambages contre le juge Cordeil, en 1885 par Henri Hillairet (282) ; contre le juge Laumond par Jules Durand, en 1898 (283). Dans les deux cas, les magistrats ne tardèrent pas à quitter la colonie.

En 1898 encore, les juges itinérants Veyrat et Héricault, "serviteurs modèles" du gouverneur, étaient accusés dans La France Australe d'avoir fait antidater leur feuille de route afin de bénéficier de vacations plus élevées. (284)

À l'époque, les hommes de loi ont fait l'objet, en Nouvelle-Calédonie, de la vigilante attention de la presse qui estimait à juste titre que pour rendre la justice il fallait des hommes irréprochables, ce qui n'était pas toujours le cas. Cette surveillance de la presse sur les faits et gestes des magistrats ne s'est jamais exercée de manière aussi serrée que durant les cinq dernières années du siècle, quand la colonie s'est trouvée divisée en deux partis hostiles et que les juges se sont trouvés, par la volonté du gouverneur ou de leur propre chef, placés dans l'un ou l'autre camp. Edouard Bridon affirme qu'il regrette cet état des choses ; il en rejette toute la responsabilité sur le gouverneur et il énumère des faits qui sont faciles à vérifier et portent témoignage d'une atmosphère de laquelle toute sérénité a disparu :

 

"Au Palais de Justice, c'est un avocat poursuivi disciplinairement pour avoir usé de ces droits de citoyen ; c'est un juge tombant en disgrâce pour avoir écouté la voix de sa conscience et méconnu la volonté du Maître (...) ce sont des déplacements continuels, que rien ne paraît justifier, de magistrats de carrière et de Juges improvisés ; c'est l'insécurité pour les justiciables, c'est le doute et la suspicion jetés dans leurs âmes".

 

Dans les conditions évoquées ci-dessus, l'institution judiciaire étant devenue un service instrumental aux mains du gouverneur qui s'était débarrassé des magistrats peu dociles, les affrontements entre la presse et la magistrature avaient un caractère politique très marqué.

Heureusement, il n'en a pas toujours été ainsi, la Justice en Nouvelle-Calédonie était plus généralement une institution fort précieuse pour les journaux à qui elle fournissait en permanence des occasions de copie. Ce n'était pas, en effet, les affaires qui manquaient à rapporter, il suffisait d'avoir la possibilité d'assister aux multiples audiences qui se déroulaient à longueur d'année au Palais de Justice de Nouméa pour disposer de quoi remplir bien des colonnes. C'était si évident que, lorsqu'il s'est engagé dans la carrière de journaliste, Henri Legras, qui n'était pas un homme du métier, fonda un journal qu'il commença par intituler Bulletin des Tribunaux.

De toute façon, les procès de presse tournaient toujours à l'avantage des journaux, si l'on veut bien considérer qu'après 1881 ils se terminaient rarement par de graves condamnations, généralement réduites en appel, et qu'ils constituaient un spectacle supplémentaire donné aux habitants de Nouméa, toujours avides de distractions. La presse se faisait bateleur pour combler son public, avec la complicité plus ou moins forcée de la Justice. Ce côté un peu exhibitionniste et un peu cabotin apparaît fréquemment dans les comptes rendus de procès où la presse est mise en accusation. (285)

 

3 - La presse.

 

Il est question ici de la presse extérieure à la colonie, presse de France ou d'Australie essentiellement. Les journaux locaux en sont largement tributaires pour leur propre information en ce qui concerne les nouvelles du monde. Mais qu'ils prennent garde de ne pas publier de médisances contre la Nouvelle-Calédonie ! la presse de Nouméa veillait à rétablir la vérité.

Les Australiens étaient très intéressés par ce qui se passait dans la colonie française, ils étaient certainement nombreux à regretter une situation qui faisait de la Nouvelle-Calédonie, découverte par un sujet britannique, une terre qu'ils pouvaient considérer comme une enclave d'une puissance rivale dans un univers colonial anglo-saxon. L'intérêt des Australiens pour la Nouvelle-Calédonie gagnait d'autant plus en acuité qu'ils déploraient d'avoir à subir le voisinage d'un bagne qui rejetait périodiquement sur leurs côtes quelques évadés, que leurs missionnaires protestants étaient quelquefois expulsés de l'archipel calédonien pour avoir trop peu tenu compte de la souveraineté française, que les colons qui s'étaient établis aux Nouvelles-Hébrides réclamaient l'annexion de ces îles par la France.

Aussi les journaux australiens publiaient-ils assez fréquemment des articles sur la Nouvelle-Calédonie. Conçus à partir de communications adressées à Sydney ou à Melbourne par des correspondants vivant à Nouméa, ou rédigés par des voyageurs ou des reporters de passage, ils n'avaient pas toujours le bonheur de plaire dans la colonie française. Il est vrai qu'ils étaient quelquefois peu flatteurs et que la vérité y subissait quelques entorses. Les journalistes calédoniens se chargeaient de répondre et de corriger les erreurs volontairement ou involontairement commises. Généralement ils le faisaient en publiant des extraits caractéristiques des écrits incriminés en les assortissant de commentaires et en prenant à témoin la population (286). À juste titre, bien souvent, il arrivait que la réalité fût travestie avec un tel cynisme qu'un rétablissement de la vérité en termes bien sentis était des plus justifiés. Par exemple, en 1889, le 26 octobre, Le Colon, après avoir reproduit la traduction d'articles parus dans l'Evening Standard de Melbourne, sur la question des Nouvelles-Hébrides, fait ressortir que ce journal prétend citer Le Colon sur deux colonnes alors que la prétendue citation ne provient d'aucun article publié dans Le Colon.

 

" Nous n'avons pas besoin de faire ressortir l'incohérence d'un pareil langage, commente Epardeaux, et l'étrangeté de ce système qui consiste à prêter à un journal des articles qui n'y ont jamais parus" (287)

 

Epardeaux reprend ensuite les différentes informations données par le journaliste australien, J. Rendle, qu'il avait hébergé lors de son passage à Nouméa et à qui il avait ouvert en ce temps les colonnes de son journal. Il lui suffit, pour les lecteurs de Nouméa qui peuvent s'en rendre compte par eux-mêmes, de dire que tout est faux et que :

 

"Ce sont là de pures inventions, erreurs volontaires, personnages d'une comédie imaginée par M. Rendle avec une désinvolture et une audace qui dépasse toute vraisemblance".

 

Pour les lecteurs de France et d'Australie, Epardeaux reproduit ensuite un extrait d'une lettre de Rendle qui accompagnait les numéros de l'Evening Standard qu'il lui avait adressés et dans laquelle il lui demandait de ne pas publier ses articles dans Le Colon car ils n'avaient aucun fondement. Incroyable naïveté !

Les Nouvelles-Hébrides ont été à plusieurs reprises un objet de polémique entre journaux calédoniens et journaux australiens, chaque fois qu'il était question d'annexion ou d'abus de recrutement de travailleurs dans ces îles (288) ; mais d'autres raisons pouvaient motiver quelques échanges dépourvus d'aménité, il suffisait de peu de chose, le chauvinisme national faisait le reste.

L'exemple le plus remarquable, je l'ai trouvé dans La Calédonie du 8 avril 1895. Il s'agit d'un article ayant pour titre Les Journaux de Sydney et le Presse française. Après avoir raillé les "immenses journaux d'Australie dont l'intérêt se mesure au mètre carré", l'auteur, dont les recherches pour trouver quelque chose de nature à intéresser les lecteurs de La Calédonie dans les nombreuses pages de ces feuilles sont habituellement vaines, dit avoir trouvé dans le Sydney Morning Herald, "soigneusement dissimulé parmi les articles de moindre envergure (...), un éreintement complet de la presse française".

Selon le journal australien, les quotidiens français n'avaient naguère pour but que la défense d'une opinion publique ; depuis les journaux étaient devenus des machines à faire de l'argent et, comme les Français dédaignaient le système honnête des "annonces à l'américaine", qu'il leur fallait "de la réclame intercalée dans le texte" que le lecteur pouvait prendre pour de la copie et que l'on faisait payer très cher, la presse française ne se composait plus que de feuilles vénales qui se chargeaient aussi bien de lancer un politicien de mauvais aloi que les pilules d'un charlatan.

Si insignifiante qu'elle se trouve devant les journaux australiens, tant par le format que par la circulation, La Calédonie se fait un devoir de relever énergiquement les appréciations malveillantes d'un journal anglais contre la presse française. Elle le fait en ces termes :

 

"Quand il s'agit de puffisme et de réclames éhontées, ce n'est pas dans les journaux français qu'il faut en chercher la manifestation, et, si ces temps derniers, des journalistes,- si haut placés qu'ils aient pu être,- ont été traduits devant les tribunaux et frappés sans pitié pour s'être rendus coupables d'actes malhonnêtes, c'est la meilleure preuve qu'en France, on ne passe pas sur ces sortes de choses que les Anglais trouvent toutes naturelles -business-, sauf quand elles se passent ailleurs que dans leur vertueux et impeccable pays".

 

Honneur national oblige ! Cependant la presse métropolitaine a bien souvent été elle aussi surprise à donner sur la Nouvelle-Calédonie des renseignements inexacts, à porter sur elle des jugements peu flatteurs contestables… et la presse locale a réagi avec tout autant de vigueur. Une partie de la presse locale me faut-il dire plus exactement, car, au même titre que les journaux australiens, les journaux de métropole déforment toujours la vérité dans un but précis et pour le profit d'un groupe bien défini.

En Nouvelle-Calédonie, au cours des multiples affrontements qui opposèrent tel ou tel journal au gouveneur et a son administration, l'un et l'autre parti s'efforçaient de s'assurer un soutien de la part de grands journaux métropolitains.

Quand L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, en juin-juillet 1891, publie une série intitulée Mensonges sur la Nouvelle-Calédonie, il accuse les grands journaux comme Le Temps et les Débats d'imprimer depuis deux ans une série de mensonges qui ne leur font pas honneur, mais il en rend responsable "l'officine pardonienne" qui leur communique des informations volontairement faussées et il se fait un devoir "de relever ces fausses allégations" dans l'intérêt de la colonie.

En certaines occasions, la presse métropolitaine ou coloniale est susceptible de fournir une aide considérable à la presse d'opposition calédonienne :

- Elle lui donne des armes en rappelant les antécédents des gouverneurs et des plus hauts fonctionnaires, dans ce qu'ils ont de contestable ; (289)

- Elle lui apporte le soutien appréciable que constitue, l'aide d'un grand journal national : à la fin de 1898, alors que le gouverneur Feillet triomphait au lendemain d'élections qui lui assuraient un Conseil général tout dévoué, la Rédaction de La France Australe fut heureuse de publier un exposé de la situation de la colonie paru dans La Dépêche Coloniale sous le titre Le Bilan du Gouverneur Feillet et signé Albert Sima, bilan présenté comme des plus négatifs on s'en doute bien ;

- Surtout, la presse métropolitaine accroît considérablement l'audience d'un journal dont elle reprend les articles et lui donne une force imprévisible. Ce serait un article de La Bataille repris par La Libre Parole qui aurait été cause que le gouverneur Laffon, sur le point d'embarquer à destination de Nouméa, fut retenu en France et mis en disponibilité jusqu'à sa mort.

La force de la presse était donc bien grande dans cette petite colonie. Indépendante ou servile elle sembla quelquefois risquer de devenir tyrannique, prétendant en quelque sorte, au nom de son devoir démocratique et de sa vocation républicaine, faire pression sur les fonctionnaires, le corps électoral et les assemblées élues. Et, au delà des rivalités qui permettaient de réaliser un certain équilibre, existait une solidarité certaine qui se manifesta fréquemment, chaque fois que l'information ou la liberté de la presse étaient mises en danger.

Une seule exception à cela : sous le titre Une Arme à deux Tranchants, L'Écho de la France Catholique du 19 juillet 1890 publie un long article dans lequel, à partir des débats qui ont eu lieu à la Chambre des députés le 20 mai précédent à propos de la liberté de la presse, le rédacteur déclare que "la loi de 1881 ne saurait revendiquer l'approbation des publicistes catholiques" ; ils lui reprochent surtout d'avoir donné la volée à toute une production immorale, "contes lubriques, romans éhontés où l'on a pris à tâche de saper toutes les bases de la société : Religion, avec ses dogmes et son culte, famille, avec son caractère sacré...".

Et le rédacteur de L'Écho d'appeler de ses vœux "le réformateur qui obtiendra qu'enfin les Tribunaux protègent l'Église et la Société elle-même contre la presse stercoraire..".

La fin de l'article juxtapose la conception de L'Écho de la France Catholique en matière de liberté de la presse, qui ne saurait être que "modérée", et un jugement sévère sur les journaux de Nouméa, accusés de pratiques "préjudiciables à la prospérité de la colonie". (290)

Dans une optique tout à fait à l'opposé, La Calédonie du 2 décembre 1897 estime, à l'occasion d'une affaire que je vais résumer pour conclure ce chapitre, que dans certains cas la loi du 29 juillet 1881 pourrait s'appeler "loi contre la liberté de la presse". (291)

Cette affaire lie curieusement en une sorte de synthèse trois des entités dont j'ai analysé les rapports avec la presse néo-calédonienne, il s'agit de l'Administration pénitentiaire, de la Justice et de la presse métropolitaine.

Alors que les fonctionnaires de l'Administration pénitentiaire n'ont, à ma connaissance, jamais engagé de procès pour diffamation contre la presse locale, par citation directe, le sous-directeur de l'Administration pénitentiaire F. Cabanel, se jugeant diffamé par un article publié dans le numéro du 2 juin 1896 de La Politique Coloniale, numéro arrivé dans la colonie à la fin du mois de juillet de la même année, assignait à comparaître le 30 novembre 1897, devant la Cour d'assises de Nouméa, Broise, gérant, et Duluc, directeur de ce journal.

Ce procès faisait prendre conscience que la combinaison de deux dispositions de la législation de l'époque risquait de dissuader tout journaliste métropolitain de signaler, même de façon anodine, quoi que ce fût de désobligeant concernant un fonctionnaire colonial. Tout d'abord, alors que l'article 65 de la loi prévoyait la prescription des diffamations par voie de presse dans un délai de trois mois, il était prévu également, dans l'intérêt du demandeur aussi bien que du défenseur, un délai de distance de vingt-quatre heures par cinq myriamètres, ce qui donnait à un plaignant de Nouvelle-Calédonie contre un journal de métropole un délai effectif de dix-huit mois pour déposer plainte avant prescription.

Il fallait ensuite tenir compte de l'application aux journaux de l'article 63 du Code d'instruction criminelle dont on avait trouvé en métropole qu'il pouvait permettre de forcer les journalistes parisiens à courir de Cour d'assises en Cour d'assises de province, s'ils voulaient éviter des condamnations par défaut. (292)

Bien entendu, Duluc et Broise ne se présentèrent pas et la Cour d'assises de Nouméa les condamna,

L'auteur de l'article de La Calédonie, après avoir rappelé que les syndicats de la presse demandaient depuis longtemps que les dispositions de l'article 63 du Code d'instruction criminelle ne soient pas appliquées aux journaux, termine ainsi :

 

"La jurisprudence qui semble avoir consacré, pour la Métropole, l'application de l'article 63 du Code d'instruction criminelle précité aux cas dont nous venons de parler, n'est pas, nous le croyons du moins, encore établie en ce qui a trait aux colonies. La Cour de Cassation aura donc à se prononcer sur ce point. Toutefois, dans le cas où cette jurisprudence serait admise, il appartiendrait au Parlement de modifier la loi dans un sens plus libéral".