V - Le temps des journaux quotidiens.

 

1 - L'année 1886.

 

Il est souvent discutable d'opérer des découpages chronologiques en histoire locale, rares sont les événements clés qui permettent d'envisager distinctement une situation générale en considérant un phénomène particulier comme un point de rupture où tout est différent "après" de ce qui existait "avant".

En 1886, il ne se passe rien d'extraordinaire en Nouvelle-Calédonie : dans tous les domaines, y compris celui de la presse, c'est plutôt une année calme. La polémique engagée à propos des actes du gouverneur Le Boucher prend fin avec le départ de celui-ci au mois de mai et son remplacement par Louis Nouet dont l'action ne devait engendrer aucune contestation sérieuse pendant la durée de son gouvernement.

En dehors d'élections, à la suite de la dissolution du Conseil général, les grandes affaires de l'année débordent pour une fois le cadre étroitement calédonien et s'étendent au domaine des archipels mélanésiens où la rivalité coloniale franco-anglaise se manifeste par colonies interposées. Ce sont d'abord les troubles survenus dans l'île de Maré, dont le pasteur Jones est tenu pour responsable : on l'accuse de dresser les indigènes contre l'autorité de la France, il est expulsé et l'on craint une réédition de l'affaire Pritchard de 1843, à Tahiti. Ensuite et surtout, il est vivement question de l'annexion des Nouvelles-Hébrides, finalement refusée par le gouvernement Freycinet malgré les demandes véhémentes de la presse nouméenne, en raison d'une expédition militaire lancée depuis la Nouvelle-Calédonie à l'initiative du lieutenant-colonel Ortus, alors gouverneur par intérim, aux fins de rétablir l'ordre dans certaines îles de l'archipel suite à des attentats perpétrés par les insulaires contre des colons français.

S'il y a eu auparavant, en 1875 puis en 1882-84, des accroissements importants dans la production des numéros différents de journaux mis à la disposition de la population, il n'en est pas de même en 1886 où la production est légèrement inférieure à celles de l'année qui précède et de l'année qui suit. (T04)

1886 présente cependant une particularité, c'est une année de records en matière de statistiques de presse et de changements. Changements dont les effets demeureront peu sensibles en1887 mais se manifesteront avec force à partir de 1888.

Le record le plus évident, c'est celui du nombre de titres différents que donne l'inventaire des publications périodiques pour l'année, on n'en relève pas moins de seize qui se décomposent ainsi :

- Six publications, officielles, parmi lesquelles deux journaux seulement, en fait un seul puisqu'il s'agit du Journal Officiel qui prend ce titre en succédant le 23 juin au Moniteur de la Nouvelle-Calédonie dont la disparition constitue en soi un événement ;

- L'Annuaire Religieux du Vicariat Apostolique de la Nouvelle-Calédonie, à notre connaissance le seul du genre publié antérieurement à 1899 date à laquelle l'idée devait être reprise sous le titre d'Almanach ;

- Trois publications éphémères dont je n'ai retrouvé aucun exemplaire, La Vie Parisienne, Drames Contemporains, La Caricature ;

- Trois Journaux existant déjà en 1885 et destinés à durer encore quelques années, Le Néo-Calédonien, L'Indépendant, L'Écho de la France Catholique ;

- Un journal mourant, La Lanterne, d'Henri Hillairet ;

- Un nouvel hebdomadaire dont la publication commence en fin d'année, L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie ;

- Et enfin, le premier quotidien de l'histoire de la presse néo-calédonienne, L'Informateur de la Nouvelle-Calédonie.

Ajoutons à cela qu'à Sydney un ancien typographe de Nouméa, Albin Villeval, entreprend la publication d'un bihebdomadaire en langue française, L'Océanien, et nous voilà placé en 1886 devant un bilan prometteur non seulement pour l'avenir de la presse néo-calédonienne mais aussi pour celui de la francophonie autour de la mer de Corail.

Autre record : le nombre de numéros parus en publications trihebdomadaires. Il est dû en fait à deux de ces changements si nombreux et variés qui laissent présager une nouvelle évolution de la presse locale, il s'agit de l'apparition pour la première fois d'un journal quotidien qui très rapidement paraît tous les deux jours, et de la partition des différentes publications en hebdomadaires et trihebdomadaires ; alors que durant les cinq années qui précèdent et les cinq années qui suivent, on trouve toujours un bihebdomadaire durable édité à Nouméa, 1886 fait exception.

 

- L'apparition de L'Informateur  reste à mes yeux l'événement de presse le plus remarquable de l'année, pas à cause de la valeur du journal lui-même qui est une petite feuille assez virulente, anticléricale et d'un républicanisme imprégné d'idées anarchistes de portée assez limitée, mais à cause de l'idée qu'il représente, que l'heure de la presse quotidienne est arrivée, et des hommes qui l'ont fondé, quelques ouvriers typographes.

Pour annoncer le nouveau journal, une affiche avait été placardée dans les rues de Nouméa. L'Indépendant du 30 janvier souhaite à sa manière la bienvenue à ce nouveau confrère :

"Nous prédisons à cette entreprise le fiasco le plus complet. Il faut ne pas avoir la moindre notion du journalisme en Nouvelle-Calédonie pour s'imaginer qu'un journal quotidien peut seulement y faire ses frais."

À l'époque, le rédacteur de L'Indépendant dut paraître bon prophète : à partir du numéro 17, L'Informateur ne paraissait plus que tous les deux jours et sa publication fut interrompue définitivement après trois mois d'existence. Il est vraisemblable qu'un quotidien ne pouvait pas alors à Nouméa "faire ses frais", d'autres journaux de tous types ne subsistèrent bien souvent que grâce aux subventions de leurs commanditaires, mais l'appréciation de Julien Bernier était empreinte à la fois d'animosité et de préjugés passéistes : deux ans plus tard, les quotidiens allaient s'imposer et prendre une importance écrasante dans la production de presse de la colonie.

 

- L'animosité du fondateur de L'Indépendant était causée essentiellement par une affaire de gros sous née du premier des nombreux changements survenus en 1886, il s'agit de l'adjudication des travaux d'imprimerie de l'Administration que ne feraient plus dorénavant l'Imprimerie du Gouvernement, le Conseil général en ayant décidé la fermeture lors de sa session chargée d'établir le budget de la colonie.

C. Foret et quelques compagnons ouvrirent leur imprimerie avec une partie du matériel de l'Imprimerie Larade dans le but de soumissionner et d'obtenir une intéressante adjudication que convoitaient également l'Imprimerie Civile et l'Imprimerie Nouméenne. Pour faire fonctionner et faire connaître leur imprimerie rapidement, ils eurent l'idée de créer un journal quotidien. Avaient-ils mesuré la portée de leur entreprise ? Elle venait probablement à son heure mais il lui manqua de disposer de capitaux suffisants et du personnel nécessaire : les ouvriers de l'Imprimerie du Gouvernement ayant été rapatriés, les typographes étaient rares sur la place de Nouméa.

 

- Les départs, qui comptent dans l'histoire de la presse néo-calédonienne, sont nombreux en 1886 :

Henri Hillairet, gravement malade, embarque sur le Dupleix le 18 mars, il laissait derrière lui un dernier numéro de La Lanterne dont l'Imprimerie de l'Informateur devait faire trois tirages successifs. Le polémiste se proposait de continuer en France la lutte contre le gouverneur Le Boucher en éditant La Lanterne Calédonienne dont les articles seraient alimentés par des correspondants vigilants restés dans la colonie. Cette vengeance utopique tourna court : le 15 mai, le gouverneur Le Boucher quittait définitivement la colonie.

Fin juin, c'était le tour d'Eugène Mourot de quitter Nouméa pour Paris où il devait quelques temps participer à la rédaction d'un nouveau journal.

C'est Edmond Larade enfin, qui liquide ses affaires abandonne la colonie pour aller ouvrir un magnifique magasin de culottes à Alger où il devait décéder peu après.

 

- Pour compenser ces départs, il n'est qu'une arrivée notable, encore ne devait-elle se manifester comme telle qu'à échéance lointaine ; il s'agit d'un surveillant militaire, Henri Legras, qui entreprendra en 1899 une carrière de presse dont l'importance s'avérera indéniable durant le premier quart du XXème siècle et dont l'œuvre sera continuée successivement par deux de ses fils jusqu'en 1969.

 

- Il est par contre de nombreux changements et de notables entrées dans la carrière journalistique de gens depuis longtemps établis dans la colonie.

Tout d'abord, au Néo-Calédonien, les changements s'opèrent en série : à Mourot succède comme principal rédacteur Edouard Bridon ; il est remplacé au bout de deux mois par un nommé C. Berger, qui ne reste qu'un mois et cède la place enfin à Alfred Laborde, lequel laisse son fils s'occuper de L'Écho de la France Catholique et se charge non seulement de diriger la rédaction du Néo-Calédonien mais aussi de la gérance du journal et de l'Imprimerie Civile que lui abandonne Louis Mostini.

À L'Indépendant, on assiste à la surprenante réconciliation de Julien Bernier et d'Albert Epardeaux. Ce dernier écrit d'abord pour L'Indépendant sous un pseudonyme puis il assume l'intérim de la direction du journal lors des absences du responsable en titre.

La fin de l'année enfin est marquée par la création de L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, imprimé au moyen du matériel acheté à Edmond Larade et rédigé essentiellement par  Édouard Bridon, dont le bref passage à la Rédaction du Néo-Calédonien semble avoir suscité une véritable vocation, et par Ambroise Roger, un ex-déporté qui depuis son amnistie s'est essayé successivement dans les branches du commerce, puis de l'agriculture et quelque peu aventuré dans la politique locale.

 

- Le dernier fait important qu'il convient de signaler à propos de l'année 1886 concerne directement la presse en même temps qu'il présente un intérêt certain pour la connaissance de la société nouméenne et la compréhension du tour que devaient prendre les campagnes électorales locales durant la dernière décennie du siècle. Le 16 mai, pour la première fois, les ouvriers de l'Imprimerie Civile et de l'Imprimerie Nouméenne manifestent leur esprit de corps en se réunissant pour commémorer ensemble par un banquet la Saint-Jean Porte Latine, fête des imprimeurs et des typographes. La réunion se déroula dans une ambiance très sympathique, les patrons avaient été invités, Bernier y participa ; Mostini, malade, avait "exprimé son regret de ne pouvoir assister à, la fête". (98)

Ce banquet est l'indice qu'à Nouméa, est en train de se constituer une classe ouvrière et que les ouvriers du livre, comme ce fut bien souvent le cas, sont les premiers à le manifester. Dès le début de l'année, C. Foret, déçu de n'avoir pu obtenir l'adjudication des travaux d'imprimerie pour les services administratifs, écrivait dans un article intitulé La Classe Ouvrière en Calédonie:

 

" Mais en Calédonie, il n'est point permis aux, ouvriers de se mettre en lice avec les mêmes avantages.

Ils sont marqués par le fouet du prolétarisme.

(...) Cela n'est pas intéressant les contrats passés avec les ouvriers".

 

 

Est-ce réellement une prise de conscience de classe ou plus simplement, étant donné que tout en Nouvelle-Calédonie se réalisait à partir d'effectifs restreints, la sensation de pouvoir constituer un groupe de pression ? Toujours est-il que, le 10 décembre, les ouvriers typographes qui imprimaient Le Néo-Calédonien, cessent leur travail en même temps que ceux qui imprimaient L'Indépendant, réalisant la première grève connue de l'histoire de la Nouvelle-Calédonie.

Le motif en était que les ouvriers libres victimes de plusieurs vols successifs ne voulaient plus travailler en compagnie de condamnés que chaque imprimerie employait pour compléter son personnel en raison du manque d'ouvriers typographes à Nouméa.

Ni Bernier ni Laborde ne voulurent céder, ils renvoyèrent les signataires de la mise en demeure qui leur fut présentée par les ouvriers. D'une part ils avaient les moyens de faire pendant quelques temps fonctionner leur imprimerie au ralenti (99), d'autre part il leur était impossible de trouver des typographes pour remplacer les condamnés, enfin ils craignaient de voir les ouvriers devenir maîtres de la place et dicter leur loi. (100)

La grève, qui ne semble pas avoir soulevé un enthousiasme unanime chez les typographes, dura cependant près de deux semaines à la suite de quoi l'un des grévistes au moins, un nommé Jules Ménard, considéré comme principal meneur, se vit pour un temps refuser du travail. (101)

 

2 - Les quotidiens.

 

1887 ne présente pas d'événements multiples et variés dans le domaine de la presse, cette année apparaît plutôt comme l'aboutissement d'une période, celle qui commence en 1882 sous le signe d'une nouvelle législation et qui est la belle époque des hebdomadaires et pluri-hebdomadaires à Nouméa.

En dehors du fait que 1887 est la dernière année sans quotidien, deux événements confirment cette impression de fin d'époque. Le premier est le décès de Joseph Bouillaud, le fondateur de la presse indépendante en Nouvelle-Calédonie ; le second, c'est l'abandon provisoire, à l'issue de cette année-là, de toute activité de presse de la part de Julien Bernier. Élu au Conseil général le 24 avril, Bernier avait fait campagne pour que fût laïcisé l'orphelinat d'Yahoué. Il obtint gain de cause et se vit confier la direction du dit orphelinat une fois les frères Maristes évincés. Dès lors qu'il devenait fonctionnaire rémunéré par la colonie, il ne pouvait plus gérer un journal et L'Indépendant changea de mains.

C'est 1888 qui marque le début d'une ère nouvelle pour la presse néo-calédonienne. Avec la publication, à partir du 2 mars, du Colon de la Nouvelle-Calédonie, premier quotidien durable, la production annuelle de numéros différents de journaux se trouve brusquement presque doublée. À partir de l'année suivante, et chaque année, le nombre depublications à périodicité quotidienne, avec un et plus souvent deux titres, sera toujours supérieur en quantités d'exemplaires différents à la production des autres journaux.

Une nouvelle page de l'histoire de la presse de la colonie est tournée et non des moindres : Progressivement les pluri-hebdomadaires allaient disparaître, ne laissant plus en présence dans les deux dernières années du siècle que deux quotidiens et quatre hebdomadaires dont un officiel. (T04)

 

a/ -Le Colon de la Nouvelle-Calédonie.

 

Ce premier quotidien solide,- il dure un peu plus de deux ans,- est dirigé et principalement rédigé par Albert Epardeaux, dont nous connaissons les antécédents journalistiques en Nouvelle-Calédonie.

Après la disparition du Casse-Tête Calédonien, ayant obtenu une charge dans la magistrature, Albert Epardeaux, tenu de ce fait de ne plus diriger ou rédiger d'organe de presse, aurait publiquement "donné sa parole d'honneur de ne plus écrire dans aucun journal". (102)

. Il est cependant soupçonné d'être l'auteur d'articles signés "Le Passant", parus dans L'Indépendant en janvier 1888, et ne résiste pas longtemps à l'appel de la plume puisque dès le 2 mars on trouve sa signature au bas de chaque article de fonds du Colon de la Nouvelle-Calédonie dont il est du reste le directeur en titre.

Le moment pouvait cependant sembler peu propice pour entreprendre l'impression d'un nouveau journal, quotidien qui plus est : une dépêche arrivée de Paris enjoignait en effet le chef de la colonie"de faire rentrer dans les pénitenciers les ouvriers d'art engagés chez des particuliers", notamment les typographes employés dans les imprimeries du chef-lieu. L'affaire occupa notablement les colonnes des journaux, mais il semble bien que toutes les protestations restèrent sans effet et que, dès le 10 avril, les condamnés cessèrent d'être mis à la disposition des imprimeurs. (103)

Toutefois, 1888 allait être une année électorale : on devait en effet pourvoir au renouvellement de la municipalité de Nouméa et des commissions municipales de l'intérieur, il fallait désigner un nouveau délégué auprès du Conseil supérieur des colonies et, à. la suite de la démission de huit conseillers généraux, le 22 août, les électeurs furent de surcroît appelés aux urnes pour élire un nouveau Conseil général. Dans ces conditions, l'apparition du Colon, pratiquement en même temps qu'un nouveau groupement politique intitulé "Comité des 18", dont il défend les idées et se fait l'agent électoral, est plus compréhensible.

Un journal quotidien, à condition qu'il ait de l'audience auprès du publie, constitue un très sérieux avantage pour le parti qui le commandite. Cette idée, et bien davantage, est tout entière contenue dans une phrase du premier article de fond tenant lieu d'exposé de programme du journal :

 

" Car l'article quotidien c'est la goutte d'eau qui tombe incessamment sur la pierre et la creuse".

 

Certes, cette métaphore prétend représenter le travail de la presse sur les gouvernants, cependant, quelques lignes plus haut, il est aussi question des rapports entre le public et la presse, et l'on ne peut dès lors s'empêcher d'avoir une arrière pensée...

Je ne veux pas le moins du monde sous-entendre par là qu'Albert Epardeaux méprisait tant soit peu le public nouméen, il avait hautement conscience que l'existence de son journal en dépendait (104). Faussement modeste à l'égard de ses confrères, il manifestait aux lecteurs calédoniens estime et respect au point d'expliquer par ces sentiments sa conviction que l'heure de la presse quotidienne était arrivée pour le pays :

 

" Nous n'avons pas, en effet, écrivait-il, la prétention de faire mieux que nos confrères, nous voulons faire autrement. Nous pensons qu'une publication quotidienne a aujourd'hui place dans notre colonie. Il nous souvient que lorsque la presse calédonienne hebdomadaire s'est transformée pour devenir tri-hebdomadaire, beaucoup déclaraient ce progrès irréalisable. Il s'est cependant réalisé sans effort, si bien qu'aujourd'hui le public, chaque jour plus exigeant, est parfaitement préparé, selon nous, à la presse quotidienne". (105)

 

La formule "faire autrement", appuyée par la réussite du Colon, suscita une véritable émulation dans la presse, avec des fortunes diverses.

En novembre, Le Néo-Calédonien, paraît quotidiennement pendant deux semaines puis redevient tri-hebdomadaire. C'est qu'à cette époque-là, ce journal est bien malade ; l'Imprimerie Civile aussi d'ailleurs. Il en est de même de L'Indépendant.

Ces deux journaux devaient disparaître dans le courant de l'année 1889. Le manque d'ouvriers typographes est peut-être en partie la cause de leurs difficultés : après le retrait des condamnés des imprimeries de la ville, durant le second trimestre de 1888, une véritable guerre s'était livrée entre les divers ateliers pour attirer les ouvriers imprimeurs devenus rares. (105)

Un manque de personnel suffisant, des salaires plus élevés, il n'en fallait pas plus pour que faillissent les entreprises les plus fragiles. Ce sont surtout des difficultés de trésorerie qui sont cause de la disparition du Néo-Calédonien.Fin juin, l'Imprimerie Civile est déménagée ; on n'est pas certain que ce changement de local ait eu pour motif des économies à faire, mais c'est possible sinon probable. Le 20 octobre, une réunion des actionnaires décide la dissolution de la société et des pressions sont exercées pour "priver la Société de ressources sur lesquelles elle a le droit de compter". (106)

Dès le 31 octobre paraissait une annonce selon laquelle le mardi 20 novembre suivant seraient mises en vente aux enchères en l'étude de Me Chanvallon, notaire à Nouméa, toutes les valeurs actives dépendant de la S.A. Imprimerie Civile de Nouméa : d'une part, le matériel d'imprimerie et le droit de publication du journal Le Néo-Calédonien ; d'autre part, les créances de la société.

Alfred Laborde se rendit acquéreur de l'ensemble et devint par conséquent propriétaire de l'imprimerie et du journal, par acte signé devant notaire le 11 décembre 1888. Ce faisant, il s'engageait à exécuter les abonnements contractés au journal, à publier les annonces en cours et à payer le passif de la société. Or, nous savons qu'Alfred Laborde ne brillait pas par ses qualités de gestionnaire et les abonnés se révélèrent mauvais payeurs, il ne parvint pas à redresser une situation déjà bien compromise. L'Imprimerie Civile fut de nouveau vendue et Le Néo-Calédonien parut pour la dernière fois le 12 juin 1889.

Le problème de L'Indépendant est tout différent : ce journal bénéficiait de solides appuis, il était subventionné par J.F. Lomont, riche commerçant de Nouméa et vénérable de la Loge, mais depuis le retrait de Julien Bernier, il manquait à cette feuille un rédacteur d'envergure.

Au début de 1888, Bernier continue probablement, bien qu'il s'en défende, de fournir de la copie au journal, mais il est à Yaouhé, à une quinzaine de kilomètres de Nouméa, et doit assumer d'autres responsabilités. Le pseudonyme "Le Passant" sert de transition entre le rude journaliste colonial et un jeune homme fraîchement arrivé de métropole, Henri Leymarie. Issu d'une famille dont certains membres sont des professionnels de la presse (107), Henri Leymarie assume la direction de la rédaction de L'Indépendant durant deux mois. Mais ce nouveau venu dans le monde de la presse locale dont les rédacteurs de L'Avenir critiquent âprement aussi bien la forme que le fond des articles qu'il signe, n'était que de passage à Nouméa, le but de son voyage était Tahiti : il quitte la colonie à la fin du mois de mars.

Son successeur à la tête du journal est Jean-Etienne Lacoste, un "communard", s'il faut en croire Alfred Laborde. (108)

Mais Lacoste est épuisé, il quitte le journal le 14 juin et meurt peu après. Dès lors, L'Indépendant n'aura plus de rédacteur en chef attitré, le pseudonyme "Siklop" servira quelques temps à signer l'article de fond puis, il n'y aura même plus de signature, les rédacteurs seront de plus en plus des sympathisants occasionnels, amis de J.F. Lomont, souvent protestants ou francs-maçons, ou les deux à la fois, tels Surleau, directeur des écoles communales ; Cormier, greffier de la Justice de paix ; Armand, huissier ; Bœuf, menuisier-charpentier ; Amic, éleveur. Parmi tous ces hommes, pas un pour qui la presse représente l'activité principale et c'est de ce fait plus que de tout autre que L'Indépendant devait disparaître.

 

b/ - La France Australe.

 

Pour ce qui concerne notre sujet, la création de La France Australe constitue l'événement majeur de l'année 1889 et, s'il ne pouvait sembler tel aux habitants de Nouméa qui ignoraient bien entendu que ce journal allait connaître une existence record de quatre-vingt neuf ans, la publication du premier numéro, le 26 août, n'en constituait pas moins un fait important, attendu par la population, sinon avec impatience, du moins avec curiosité car, plus qu'aucun autre journal auparavant, celui-ci bénéficia d'une large annonce auprès du public.

Dès le 3 août en effet, les lecteurs du Colon apprenaient par l'article de fonds qui s'étalait en première page sous le titre "Bec et Ongles", qu'une vaste opération de défense des privilèges des grandes compagnies, c'est à dire la Société le Nickel et ses satellites, était en cours d'organisation comportant entre autres la création d'un journal.

Deux paragraphes y évoquent ce futur organe de presse dévoué aux grandes compagnies et l'exactitude des renseignements qu'ils renferment fait honneur à la rédaction du Colon :

- Le nouveau journal serait un "organe de polémique et de combat dont le programme pourrait se résumer en ces mots : la défense énergique des intérêts des grandes compagnies industrielles" ;

- Il aurait pour titre La France Australe ;

- Laborde père s'apprêtait, pour l'imprimer, à partir incessamment pour Sydney afin d'y faire l'acquisition d'un matériel d'imprimerie ;

- Paul Delabaume "prendrait la direction politique de cette feuille, aidé d'un gérant à toute épreuve".

Le 6 août, ce sont L'Avenir et L'Indépendant qui consacrent leur première page au confrère encore à naître et développent des considérations plus ou moins alarmistes sur les motifs et les circonstances de la fondation de ce nouvel organe de presse.

"Sur un ordre de Paris, est-il écrit dans L'Avenir, les Grandes Compagnies vont avoir un organe à leur dévotion...

La France Australe paraîtrait tous les jours et se vendrait dix centimes."

Deux renseignement livrés au public, ignorés du Colon ou volontairement passés sous silence, ce qui permet au rédacteur de L'Avenir d'ironiser en un premier temps sur la "mauvaise humeur"et "les angoisses"du Colon qui perdra le monopole de la quotidienneté et devra compter avec un concurrent "qui remue l'or à la pelle"face à un public devenu plus exigeant (109) ; en un second temps sont posées des questions plus relatives au rôle que jouera ce journal pour le bien ou le mal de la colonie. Si La France Australe ne doit être qu'un organe de combat local destiné à défendre sur place les intérêts des grandes compagnies, son apparition n'est pas, au dire du rédacteur de L'Avenir, faite pour inquiéter :

 

"Mais La France Australe, comme son titre seull'indique, a la prétention de vouloir êtreautre chose. Elle veut être, elle sera l'écho, infidèle mais écouté, de la colonie dansla Métropole…"

 

Par conséquent, elle représente un réel danger pour la colonie car :

 

"Qui ne comprend qu'avec les moyens dont disposent les Compagnies juives, l'influence dont elles jouissent au Ministère et dans le monde des affaires, leur journal se produira, se répandra et fera aisément accroire ce qu'il voudra". (110)

 

L'article se termine sur une assurance que L'Avenir  sera à la hauteur de sa tâche dans la lutte qui s'annonce et par une invitation à l'union des amis du journal, des confrères de L'Indépendant, des colons soucieux des intérêts et des destinées du pays, afin de pourvoir à la défense commune.

À L'Indépendant on est moins visionnaire, plus terre à terre, plus amer de devoir consacrer un article à la "Grrrande nouvelle qui court la ville".

On sait que les affaires de l'Imprimerie Nouméenne n'étaient alors pas florissantes, l'article de fond intitulé, Capitalistes et Prolétairesinsiste surtout sur le fait qu'il était inutile de fonder une nouvelle imprimerie pour éditer un nouveau journal et fustige le "pieux Laborde"parti, "nouveau Jason, pour aller cueillir la toison d'or sous forme d'une imprimerie d'occasion à six mille francs le lot, en Australie", ainsi que les "aristocrates raffinés qui vont prendre en main les destinées de ce journal"dont "le patriotisme et l'amour du bien public"vont jusqu'à refuser d'utiliser les imprimeries de Nouméa alors que les directeurs de ces imprimeries "sont obligés de se battre les flancs pour donner du travail aux typographes indispensables à toute production périodique".

Le rédacteur de cet article prévoit que la concurrence si bruyamment annoncée enlèvera quelques abonnements, "trop restreints déjà", à L'Indépendant qu'elle obligera peut-être ainsi à entrer dans une voie plus profitable. (111)

Très certainement, l'apparition de La France Australe a contribué à précipiter l'extinction de L'Indépendant qui survécut moins de quatre mois à la naissance de ce nouveau concurrent. Un rival de taille, il est vrai, dont les fondateurs s'efforçaient de toute évidence de reprendre à leur compte la formule d' Albert Epardeaux : "faire autrement".

Le 26 août 1889, La France Australe est distribuée pour la première fois, gratuitement. Son titre est en lettres gothiques, "à l'instar des feuilles australiennes", mais ce qui fait surtout l'originalité de ce nouveau quotidien, c'est son prix, cinq centimes le numéro, le journal à un sou fait ainsi son apparition dans la colonie ; de plus il est imprimé "à l'envers, comme Le Matin". L'attention est en effet tout particulièrement surprise, quand on tient entre ses mains l'un des premiers numéros de La France Australe, par sa pagination décalée : le titre, l'article de fond sont en page deux tandis que la première page est couverte d'annonces, reléguées habituellement en quatrième page. (112)

Les annonces sont dans "les prix doux"et la direction du journal se propose, "afin d'introduire et d'enraciner la coutume du paiement des abonnements à l'avance", de procéder chaque mois au tirage d'une tombola parmi les abonnés à jour avec la caisse du journal.

Le programme que signe Paul Delabaume ressemble assez a celui qu'affichait L'Avenir et pour justifier le titre, le directeur politique de La France Australe écrit :

 

"Nous nous proposons de soutenir les intérêts de la France dans l'Océanie ...

Nous serons (...) le lien qui unira la France métropolitaine à la France coloniale dans la cinquième partie du monde ..."

Nous serons franchement républicains, mais nous ferons le moins possible de politique...

À plus forte raison, nous abstiendrons-nous de tout débat religieux." (113)

 

Programme qui fait l'objet d'un commentaire sceptique d'Albert Epardeaux, dans Le Colon, pour qui "un article-programme consiste surtout dans l'ornementation de quelques généralités"et qui en profite pour lancer quelques traits à propos de la nuance "très tempérée"du républicanisme de Paul Delabaume et de la présence dans cette atmosphère républicaine de ce "pauvre M. Laborde".

"Journal des Grandes Compagnies", "journal de bonne compagnie" (114), La France Australe semble bien avoir, dès ces débuts, été moins ceci que cela si l'on en juge par la disparition successive, dans les huit mois qui suivirent son apparition, de deux de ses concurrents et par cet extrait de l'article "Revue de la Presse" publié dans les colonnes du numéro 4 du nouveau quotidien :

 

"Les amateurs de journaux ont dû être satisfaits, mardi dernier. Ce jour-là, la presse locale a défilé devant eux au grand complet. Le Colon et la France Australe ouvraient la marche ; le fantôme de L'Indépendant suivait en assez bon ordre, mais L'Avenir, encore tout éclopé de sa dernière mésaventure, est arrivé mauvais dernier ; de sorte qu'au lieu d'être L'Avenir, il n'était plus que Le Passé, journal des écrevisses, battu par L'Indépendant, journal trépassé". (115)

 

La Rédaction de L'Indépendant eut beau répliquer que le 27 août le journal de l'Imprimerie Nouméenne avait été livré au public bien avant La France Australe il n'en était pas moins vrai que L'Indépendant était moribond et devait cesser de paraître après le 21 décembre.

Par contre, L'Avenir allait durer encore assez longtemps et ce fut Le Colon qui disparut huit mois jour pour jour après la création de son rival quotidien.

En réalité, Le Colon, financé par la maison Jouve et Cie, avait failli finir ses jours en mai 1889, quand les propriétaires eurent découvert, à l'occasion d'une maladie d'Albert Epardeaux, que la gestion de l'imprimerie par A. Loustau avait été à ce point négligée que depuis huit mois aucune comptabilité n'avait été tenue et que le livre des recettes demeurait vierge de toute écriture. Pour les négociants prudents et ordonnés qui géraient la maison Jouve et Cie, la perte estimée après inventaire s'élevait à 15 000 francs en chiffres ronds. Loustau fut remercié et des pourparlers furent engagés le 2 mai avec Ambroise Roger dans le dessein de lui vendre l'Imprimerie du Colon.

L'affaire était sur le point d'être conclue quand, sur intervention d'Albert Epardeaux, remis de sa maladie, Jouve et Cie revinrent sur leur décision et, lui renouvelant leur confiance, lui confièrent l'imprimerie ; la publication du Colon put donc se poursuivre.

L'existence de La France Australe est l'une des deux causes directes de la disparition du Colon. D'une part, l'ouverture d'une nouvelle imprimerie, le tirage de deux quotidiens, cela représentait des emplois pour des ouvriers typographes, et l'on sait à quel point ils étaient en nombre limité dans la colonie. L'Imprimerie du Colon tournait semble-t-il avec un personnel insuffisant qu'il était difficile de compléter à cause de la concurrence des autres imprimeries. D'autre part, la maison Jouve et Cie était en relations d'affaires avec la société Le Nickel, leurs intérêts convergeaient souvent et les deux quotidiens, rivaux affichés en 1889, en étaient venus insensiblement à se ressembler beaucoup, si bien que, faisant en quelque sorte double emploi pour les financiers qui les subventionnaient, l'un d'eux s'avérait inutile et devait disparaître.

Ce fut Le Colon parce qu'Albert Epardeaux, de frêle constitution si l'on en croit de nombreux témoignages, fut contraint pour raison de santé d'abandonner le journalisme et par suite, la direction de l'imprimerie et du journal. On ne lui donna pas de successeur et Le Colon disparut du monde de la presse néo-calédonienne en même temps que son fondateur déclaré.

Mais il s'en faillit sans doute de peu qu'il n'en advînt de même de La France Australe. Moins d'une semaine après la fin du Colon, décédait brusquement Alfred Laborde, la cheville ouvrière de La France Australe. Il ne pouvait être question pour lui succéder de faire appel à Albert Epardeaux dont les ennuis de santé n'étaient pas imaginaires et dont le gouverneur Pardon, en "récompense de ses services"venait de faire son chef de Cabinet.

On assiste alors en ce milieu de l'année 1890 à l'un de ces mouvements de personnes aussi soudain que surprenant dont la presse calédonienne avait le secret : Edouard Bridon, sans doute vivement sollicité, rompt avec Ambroise Roger et "passe à l'ennemi" (116) ; mais il dut s'avérer impossible de constituer avec lui une nouvelle équipe du journal dont Delabaume abandonne la direction politique et Villars la gérance ; et c'est Julien Bernier, poussé a-t-on dit par le gouverneur Pardon en personne, qui, abandonnant l'orphelinat d'Yahoué un pleine déconfiture, revient au journalisme et remplit à La France Australe, le triple rôle de directeur, de rédacteur et de gérant.

 

c/ - Grandeur et chute de L'Avenir.

 

L'Avenir de la Nouvelle-Calédoniene fut jamais un quotidien mais il n'en demeure pas moins l'un des plus importants journaux de Nouméa durant toute la durée de son existence et il rivalise souvent à son avantage avec ses concurrents.

Son audience dut être assez large pour lui permettre de prospérer pendant cinq ans et s'il succomba dans le début de sa sixième année, ce fut à la suite d'une véritable série d'attentats destinés la plupart du temps à ternir la réputation d'Ambroise Roger, l'un des deux rédacteurs jusqu'en mars 1890, puis rédacteur principal et directeur-gérant par la suite.

Nous avons vu que L'Aveniravait été fondé à la fin de 1886, par Édouard Bridon et Ambroise Roger ; ils étaient associés à S. Reichenbach, représentant de la maison Vivian, qui acquit alors le matériel d'imprimerie, d'Edmond Larade et paya pour l'occasion patente d'imprimeur.

À cette époque, Edouard Bridon exerçait la fonction de secrétaire de la Chambre de commerce et, si l'on en croit Albert Epardeaux, son bureau "devenait bientôt le lieu de rendez-vous d'un groupe de politiquailleurs (sic) en chambre, de bavards sans travail, d'oisifs en quête de distractions qui devait bientôt enfanter L'Avenir… Désormais la Chambre de Commerce était morte, mais le POTIN-CLUB était né". (117)

La stricte exactitude de cette version des circonstances de la création de L'Avenir n'a pas pu être vérifiée, mais l'ambiance évoquée, quoique un peu chargée, semble assez conforme à la réalité.

Une lettre au public datée du 24 novembre paraissait dans L'Indépendant du 27 pour annoncer la publication prochaine du nouveau journal et solliciter les abonnements. Le programme du futur hebdomadaire présenté dans cette lettre était qualifié de mirobolant par Julien Bernier, directeur de L'Indépendant qui, de façon fort peu courtoise, faisait suivre cette annonce de commentaires de son cru des plus désobligeants pour L'Avenir et sa "nombreuse rédaction".

La lettre-annonce, signée Bridon, proclamait :

 

''La politique, les questions religieuses, les personnalités, les polémiques discourtoises, seront donc rigoureusement, absolument exclues de notre rédaction.

L'Avenir sera essentiellement un journal de renseignements et d'affaires. Il s'efforcera d'être l'organe spécial, le défenseur ardent et autorisé des intérêts du Commerce, de l'Agriculture et de l'Industrie".

 

Le premier numéro du nouvel hebdomadaire fut distribué, le 17 décembre. Très vite la rédaction se départit de son programme et l'annonça clairement en première page du numéro 11, le 25 février 1887, donnant pour raison de ce changement d'attitude la nécessité de défendre la colonisation libre en Nouvelle-Calédonie à l'occasion de l'élection du délégué auprès du Conseil supérieur des colonies. (118)

Agressifs, autant que Bernier à L'Indépendantqui était alors l'ennemi à combattre, les deux rédacteurs de L'Avenir s'accordaient bien. Formant une équipe aussi solide que dynamique, ils entreprirent, sans se soucier trop d'utiliser une plume courtoise, de défendre une certaine conception de la colonisation et les intérêts des commerçants, des colons libres, des petits mineurs, face aux abus de l'Administration pénitentiaire

Cette politique était inspirée par celle qu'avait pratiquée, du temps où il dirigeait la colonie, le gouverneur Pallu de la Barrière, que les deux hommes admiraient et qu'ils proposèrent au choix des électeurs de la Nouvelle-Calédonie pour les représenter comme délégué auprès du Conseil supérieur des colonies. Ce fut la première des nombreuses campagnes électorales où s'illustra L'Avenir qui se révéla un journal très engagé mais dont la ligne directrice, sans trop varier, se révéla pragmatique.

Une certaine faveur du public récompensa l'équipe de L'Avenir pour ses choix politiques. On accrut bientôt le format de la feuille qui devint bihebdomadaire peu de temps après. (119)

Le 1erdécembre 1887, S. Reichenbach vendait l'imprimerie mais ce changement ne devait apporter aucune modification ni retard de publication. (120)

J'ai précédemment attiré l'attention sur le fait que l'année 1886 a été riche en consultations électorales en Nouvelle-Calédonie et que, dès sa première année d'existence, il n'a plus été question pour L'Avenir de respecter son programme initial de neutralité politique. Tout au contraire, on voit L'Aveniranimer les élections, fonder un parti politique local (121), présenter des listes, susciter des candidatures et même, très certainement, a-t-il engendré une petite feuille de circonstance, le journal autographié L'Ouvrier, fondé par le gérant de L'Avenir, O. Somny, à l'occasion de l'élection du délégué qui eut lieu au mois d'avril 1888 après que le contre-amiral Pallu de la Barrière, élu l'année précédente sans avoir posé sa candidature, se fut trouvé dans l'obligation de décliner cet honneur et cette responsabilité.

Ambroise Roger a été très souvent candidat lors d'élections au Conseil général ; candidat malheureux jusqu'en 1890 où, après avoir échoué huit fois en trois ans, il fut enfin élu dans la cinquième circonscription.

Entretemps, bien des choses avaient changé, à L'Avenir et dans l'ensemble de la presse calédonienne.

En juin 1889, après avoir failli acheter l'Imprimerie du Colon, un "financier confiant"acquiert pour Roger et Bridon l'Imprimerie Civile. Les deux compères s'efforcent alors d'attirer à eux les abonnés du Néo-Calédonien qui disparaît, "la clientèle du pieux Laborde"; six mois plus tard, L'Indépendant ayant à son tour achevé sa carrière, pour recueillir "celle du franc-maçon Lomont", ils s'efforcent de démontrer que "rien ne ressemble plus à L'Indépendant que L'Avenir" (122)  : exemple significatif du, comportement pragmatique, sinon opportuniste, des rédacteurs de L'Avenir.

Mais il y avait eu aussi la création de La France Australe, la disparition du Colon, le décès de Laborde, la défection de Bridon et le retour de Bernier.

L'association Bridon - Roger rompue, Roger reste seul maître de la rédaction de L'Avenir dont a fait l'acquisition une de ses amies intimes, une Écossaise connue sous le nom de Mlle Saint-Clair. (123)

Ambroise Roger est alors un personnage important à Nouméa : il subjugue littéralement le Conseil général depuis qu'il en fait partie et, en janvier 1891, il est élu à la Chambre de commerce. Il symbolise à lui seul l'opposition au gouverneur Pardon et aux "Grandes Compagnies"qu'il accuse dans son journal, devenu trihebdomadaire en mars 1891, de consommer à leur profit la ruine du pays.

Les adversaires qu'il affronte sont puissants et comme il les gêne, ils mettent tout en œuvre pour se débarrasser de lui, rien n'est épargné pour ternir la réputation de Roger et le déconsidérer aux yeux du public : insultes, fausses accusations, procès... Le comble sera atteint pendant la campagne électorale pour la délégation auprès du Conseil supérieur des colonies où Roger affronte Gabriel Cudenet, représentant des "Grandes Compagnies".

Pour la circonstance est fondé un journal de combat peu digne d'estime, L'Eclaireur de la Nouvelle-Calédonie, qui a pour seule raison d'être de soutenir la candidature de Cudenet en attaquant son adversaire de toutes les façons possibles, même les plus abjectes, ses rédacteurs n'ont rien à perdre, ils ne signent pas leurs écrits et certains d'entre eux ne sont sortis du bagne qu'à titre provisoire, notamment Bonnefous, l'auteur de la pièce en vers publiée en tête du premier numéro. (124)

Entre autres vilenies, L'Eclaireur publie le dossier plus ou moins falsifié de Roger, déporté politique à l'île des Pins, dossier qui n'aurait jamais dû quitter les archives de l'Administration pénitentiaire.

La France Australe suit le mouvement et la campagne de calomnies contre Roger est si violente que celui-ci est contraint de se mettre sur la défensive ; il dispose finalement d'assez d'arguments pour intenter un procès en diffamation à Julien Bernier ainsi qu'à P. Dugats, gérants respectifs de La France Australeet de L'Eclaireur de la Nouvelle-Calédonie.

Cette peu reluisante campagne porta ses fruits, Cudenet fut élu.

Ambroise Roger gagna son procès mais il avait été contraint de quitter la colonie avant que l'affaire ne vînt en appel. Dans La France Australe du 11 novembre, Julien Bernier avait terminé son article de tête, Procès de Presse, par des phrases lourdes de menaces :

 

"Dans tous les cas, si nos adversaires comptent sur cet expédient pour retrouver leur popularité évanouie, nous pouvons leur dire dès aujourd'hui qu'ils sont dans une profonde erreur. On leur ménage plus d'une surprise et comme dit l'autre ils n'ont pas fini de courir.

Toute explication serait maintenant superflue et, puisque nous sommes en train de citer des proverbes, en voici encore deux:

Qui vivra verra et rira bien qui rira le dernier."

 

En deuxième page, le 20 janvier 1892, La France Australe publiait La fuite de Roger et  Les condamnations de Roger, à côté de la liste des passagers du Tanaïs parti le jour même pour Sydney : Ambroise Roger et Mlle Saint-Clair étaient du nombre. La menace de Julien Bernier n'avait pas été vaine, ces deux articles apprenaient à la population de la Nouvelle-Calédonie que Roger avait précipitamment quitté la colonie après que son casier judiciaire fut parvenu à Nouméa : on pouvait y lire la mention de trois condamnations pour vol, escroqueries et abus de confiance, antérieures à la Commune.

Le journal, L'Avenir de la Nouvelle-Calédonie, rédigé par Philippon, avocat et ami de Roger, paraissait pour la dernière fois le 21 janvier 1892.

 

d/ - La Calédonie.

 

Avant de partir, Ambroise Roger avait vendu L'Avenir à Charles-Michel Simon pour un billet à ordre de cinq mille francs, payable en avril, dont il ne perçut pas grand chose, n'ayant pu l'escompter sur place et Charles-Michel Simon ayant pris ses précautions pour qu'il ne pût pas davantage l'escompter en Australie après qu'il eut appris que la plus grosse partie de l'imprimerie était la propriété de Jean Oulès et que Roger lui louait le matériel qu'il exploitait.

Dès le 6 février, Jean Oulès et Charles-Michel Simon, associés à sept autres personnalités de Nouméa, fondaient une société anonyme au capital de 20 000 francs dont ils étaient les principaux actionnaires. L'Imprimerie Nouméenne était née et dès le 16 février commençait la publication d'un nouveau journal trihebdomadaire, La Calédonie.

À La France Australe, Julien Bernier qui avait renoncé, ou dû renoncer, à la subvention de la société Le Nickel en mars 1891, quitte la direction du quotidien aussitôt "l'exécution"de Roger consommée (125) et part lui aussi la colonie pour aller respirer quelques temps l'air de la métropole. (126)

C'est alors Édouard Bridon qui, subventionné par la maison Jouve et Cie, fait l'acquisition de La France Australe dont il assure la direction et l'essentiel de la rédaction à partir du 1erfévrier.

Ainsi, en ce début de l'année 1892, un nouveau bouleversement s'est opéré dans la presse néo-calédonienne prélude à une période d'affrontements sans trêve entre La France Australe et La Calédonie.

Ce nouveau journal est remarquable parce qu'il diffère de ceux déjà décrits par la modération du ton des articles qu'on peut y lire, un ton que l'on pourrait qualifier de doucereux qui avait le don d'exaspérer Édouard Bridon lequel se répandait alors en invectives contre "l'ami Jean"(Oulès) qu'il en vint très vite à détester.

Plus que les, autres journaux parus auparavant dans la colonie, La Calédonie s'est attachée à donner des nouvelles d'Europe et du monde ; seul, L'Écho de la France Catholique, dans un registre pourtant très différent, était conçu suivant des principes semblables.

Les deux principaux actionnaires de l'Imprimerie Nouméenne avaient chacun des ambitions politiques à satisfaire sur le plan local. L'un, Charles-Michel Simon, avait été maire de Nouméa et brûlait de le redevenir ; l'autre, Jean Oulès, accèderait un jour à cette magistrature, après avoir été conseiller général, conseiller privé et conseiller municipal.

Des élections pour le renouvellement intégral du Conseil municipal de Nouméa devaient justement avoir lieu en mai. Dès son second numéro, La Calédonie attaqua la municipalité en place sur un sujet qui semblait pouvoir donner prise à d'intéressantes critiques : la nouvelle conduite d'eau qui devait alimenter Nouméa et dont le marché avait été passé de gré à gré par le maire Pierre Sauvan au profit d'une entreprise australienne. La France Australe prit tout naturellement le contre-pied de la thèse soutenue par La Calédonie et une polémique s'engagea sur ce sujet ; elle devait durer quatre ans.

La Calédonie n'avait pas encore assez d'audience auprès du public en ce début du mois de mai 1892 pour influencer de quelconque façon les élections qui eurent lieu alors. La liste qu'elle soutenait, Charles-Michel Simon en tête n'eut que deux élus sur quinze, au second tour, et l'ex-maire de Nouméa n'était pas l'un d'eux.

À l'opposé, la liste de La France Australe qui comportait bon nombre de conseillers sortants, eut treize élus au premier tour, dont Jean Oulèsqui ne semblait pas vouloir se compromettre devant les électeurs aux côtés d'un associé d'affaires au passé politique qu'il jugeait peut-être trop compromettant.

 

e/ - La Bataille, le câble, l'année des trois quotidiens.

 

À la fin de 1892, est édité à Nouméa un nouveau journal, hebdomadaire du jeudi à 15 centimes le numéro : Les Affiches Calédoniennes.

Il s'agit d'une feuille à caractère presque exclusivement économique, destinée aux industriels, négociants et hommes d'affaires de la colonie. Chaque tirage est conçu suivant un modèle comportant trois parties :

1/ La Semaine, où sont traitées des questions purement locales, en dehors de toute politique n'allant pas à l'encontre des intérêts commerciaux de la colonie ;

2/ Les Informations, centrées sur les aspects économiques de la question, surtout des annonces commerciales ;

3/ À travers la presse, une sélection d'articles à caractère littéraire ou artistique extraits de grands journaux français récents pour "mitiger le trop d'aridité d'une feuille seulement commerciale".

On est ici en présence d'une reprise améliorée des Petites Affiches de 1874, l'essentiel de chaque numéro est consacré à des annonces publicitaires de commerçants de Nouméa.

Quelques articles amorcent cependant des critiques touchant certains aspects de l'organisation économique de la colonie, la Banque de l'Indochine et la douane sont tout particulièrement prises à partie.

On trouve aussi dans Les Affiches Calédoniennes des nouvelles relatant des scènes de la vie de brousse avant et pendant l'insurrection de 1878, elles sont signées de la lettre "J" et présentées comme fragments "d'un livre sur chantier".

Cet hebdomadaire paraît régulièrement du 10 décembre 1892 au 9 mars 1893 puis La Calédonieannonce la disparition des Affiches Calédoniennes" qui subissent le contre-coup de la crise"(sic), sévissant alors en Nouvelle-Calédonie. (127)

Trois mois plus tard, Achille Ballière commençait la publication d'un journal trihebdomadaire :La Bataille.

Les Affiches Calédoniennes et La Bataille ont été tirées sur les presses de l'Imprimerie Nouméenne qui, en dehors de la production que lui assurait le contrat des travaux d'imprimerie du Gouvernement, n'éditait plus de périodique depuis la disparition de L'Indépendant. Il n'y a pas d'autre point commun entre les deux journaux car, comme l'indique son titre, comme le sous-entend son sous-titre, "Ense et Calamo" (128), comme le précise son programme (D28), La Bataille est un journal d'avant-garde, un journal qui promet au lecteur d'alerter l'opinion si des "événements inouïs", comme il s'en est déroulé dans la colonie, et que la presse a passés sous silence, venaient de nouveau à se produire. En bref, La Bataille promet de mener le bon combat pour la Nouvelle-Calédonie et ses habitants menacés par une "coterie formée de quelques gens étrangers au pays, pour la plupart" qui "a déclaré la guerre à la population".

Commençant aussitôt son œuvre, Achille Ballière rédige deux articles où il fait dans le premier une sévère critique des actes et de la personnalité du juge du Tribunal supérieur de Nouméa, Naquard, rappelé en France (129), alors que le second est une charge à la fois ironique et agressive contre les ambitions du directeur de l'Intérieur Lamadon.

Dans le troisième numéro, en page deux, un entrefilet long de vingt-quatre lignes, intitulé La Crise, désigne les objectifs de La Bataille : la société Le Nickel, la Banque de l'Indochine, le Département. (130)

Et Achille Ballière respecte son programme. Il s'en prend aux "Grandes Compagnies"qui, selon lui, exploitent la colonie au profit de capitalistes qui encaissent les dividendes à Paris mais n'investissent pas leurs bénéfices sur place : c'est le cas de la maison Prévetet Cie dans le domaine de l'élevage et des Rothschild dans le domaine des mines, les deux richesses de la Nouvelle-Calédonie (131). À côté de ses propres articles, il ouvre les colonnes de son journal à ceux qui mènent le même combat que lui. (132)

Surtout, il fustige l'Administration pénitentiaire. "Après les Rothschild, c'est la Pénitentiaire qui fait le plus de mal à la colonisation normale de la colonie...", écrit-il puis, faisant l'inventaire des bonnes terres que détient l'Administration pénitentiaire, terres qu'elle n'entretient pas mais qu'elle enlève aux colons, il réalise une analyse très convaincante où il montre comment cette administration sert de relais entre le pouvoir de l'argent et le pouvoir politique, pour le plein profit des "Grandes Compagnies", au détriment de la colonisation libre qu'elle empêche, par sa seule présence, de se développer normalement.

C'est contre l'Administration pénitentiaire que l'ancien déporté politique écrit ses plus belles lignes lorsqu'il rappelle ce que ses compagnons, déportés de la Commune, avaient réalisé à l'île des Pins et que la "Tentiaire"a détruit, après l'amnistie de 1880, aux fins de s'emparer des terres dont les exilés étaient devenus légalement propriétaires. (133)

La Calédonie devient un journal quotidien à partir du 2 octobre 1893 et La Bataille se transforme de même à partir du 19 février 1894, si bien que, durant trois mois en 1894, jusqu'à la disparition de La Bataille, Nouméa eut le privilège de bénéficier de trois journaux quotidiens. Cela ne s'était encore jamais vu, cela ne devait, à ma connaissance, jamais se reproduire (134) et le résultat fut, pour l'année 1894, une production de près de neuf cent cinquante numéros différents, chiffre jamais encore atteint.

Trois quotidiens pour une si petite colonie, si éloignée, ce n'était pas rationnel. À l'origine de cette situation, trois hommes et un événement. L'événement c'est l'inauguration, le 16 octobre 1893, du câble télégraphique unissant la Nouvelle-Calédonie à l'Australie et au réseau télégraphique mondial. Désormais il était possible de communiquer rapidement avec la métropole et d'être informé des nouvelles importantes quelques heures seulement après leur communication par les services officiels.

Les trois hommes sont : Achille Ballière, Édouard Bridon et Jean Oulès.

En 1893, pendant les premiers mois d'existence de La Bataille, les affrontements entre Achille Ballière et Édouard Bridon sont fréquents. Le caractère passionné de ces deux personnalités explique leur comportement, à partir du moment où La France Australe prétendait défendre contre La Bataille le directeur de l'Intérieur Lamadon, en qui Achille Ballièrevoyait un pâle intrigant, et l'ex-gouverneur de la Nouvelle-Calédonie Laffon, à ses yeux un simple valet des Rothschild.

Dans les colonnes de La Bataille, Bridon devient "Le Laudatif" (135), "L'Héautontimorouménos" (136). Achille Ballière menace de remuer en public le passé du directeur de La France Australe, mentionnant les affaires L..t et D. et annonçant un retour prochain de Roger qui aurait bien des choses à dire (137) ; il reçoit on outre l'aide fugace de Jules Durand, un nouveau venu dans la presse locale, sur qui j'aurai à revenir, qui publie des extraits d'un ouvrage inédit en commençant par le chapitre XIII où il évoque la presse locale et consacre un assez long passage à Bridon qu'il présente comme le modèle des écrivains de presse versatiles et serviles. (138)

Édouard Bridon rend coup pour coup, personnellement ou en ouvrant lui aussi les colonnes de son journal aux critiques contre son adversaire (139) ; mais son plus grand ennemi reste, Jean Oulès, le propriétaire de La Calédonie, qui s'adapte avec une habileté remarquable à la situation nouvelle créée par la mise en fonction du câble télégraphique et tente d'en profiter pour éliminer ses concurrents dans le but non avoué mais assez transparent d'établir à son profit un véritable monopole de l'imprimerie et de la presse en Nouvelle-Calédonie.

L'établissement de la ligne télégraphique inaugurée le 16 octobre 1893 avait été décidé par une loi du 23 mars de la même année qui approuvait une convention passée avec la Société des Télégraphes Sous-marins pour l'exploitation et l'entretien d'un câble télégraphique entre Bundaberg, en Australie et Gomen, en Nouvelle-Calédonie. La métropole avait traité directement avec la compagnie en question, sans consulter la colonie, à qui la ligne télégraphique coûterait 200 000 F annuels de subventions supprimées.

Achille Ballière avait dénoncé dès le 2 août cette affaire dans laquelle il voyait une nouvelle combinaison des "Grandes Compagnies" : Prévet étant établi à Gomen et la compagnie Le Nickel lui paraissant la seule qui, avec l'Administration pénitentiaire, serait assez riche pour utiliser le câble sous-marin.

À La France Australe, on pensait également qu'il ne serait pas possible à un journal de supporter les dépenses d'un service particulier de dépêches télégraphiques. Aussi est-ce la surprise et l'incrédulité la plus totale dans la Rédaction du journal d'Édouard Bridon quand, le 28 septembre, La Calédonie annonce qu'elle paraîtra tous les jours à partir du 2 octobre et qu'elle "s'est imposé de grands sacrifices pour pouvoir donner quotidiennement à ses lecteurs et abonnés des nouvelles d'Europe arrivant par le câble".

Édouard Bridon s'efforça de démontrer que ce n'était qu'une vantardise publicitaire mais, ayant effectivement passe des accords avec une agence de Sydney, La Calédonie inaugurait bel et bien un service spécial de "Cablegrammes" le 24 octobre 1893 et, dès le lendemain, brossait un tableau des transformations bénéfiques qui allaient s'opérer dans la colonie du fait de la mise en fonction du télégraphe. Voici ce que le rédacteur écrivait en ce qui concerne la presse :

 

"..Enfin les journaux, mieux renseignés, deviendront plus intéressants. Au lieu de n'avoir à offrir à leurs lecteurs que toutes les quinzaines des nouvelles d'Australie et d'Europe, ils pourront, au prix de sacrifices considérables, il est vrai, mais dont on saura leur tenir compte, donner chaque jour les faits saillants qui se seront produits aux antipodes".

 

C'était sous-entendre l'infériorité des confrères qui ne pourraient pas consentir ces "sacrifices considérables". Jean Oulès le pouvait lui, il était riche, d'une fortune d'origine assez mystérieuse, puisque, venu dans la colonie comme simple surveillant militaire, il s'était révélé fortuné après être passé au service du riche éleveur Gratien Brun. On ne trouve aucune allusion désobligeante à propos de la façon dont, il a acquis l'argent qu'il a investi dans l'Imprimerie Calédonienne et son journal, mais les jaloux le surnommaient "l'homme au sac"et Achille Ballière disait de lui qu'il savait admirablement "faire suer l'argent".

En effet, en combinant adroitement les influences politiques et économiques qu'il peut faire jouer à son avantage, Jean Oulès utilise au mieux les moyens dont il dispose pour rentabiliser ses investissements.

Le 3 janvier 1894, l'article de fond de La Bataille, intitulé Situation nouvelle, évoque un fait récent qui semble lourd de conséquences à venir : quelques jours auparavant, La Calédonie a arrêté son tirage pour "introduire dans son texte une communication officielle du Gouvernement".

La Calédonie ayant été le seul journal à pouvoir annoncer la nouvelle en question aux habitants de la colonie, Achille Ballière demande des explications à l'Administration :

 

"Ce même jour, écrit-il, paraissait également La Bataille qui a été accusée d'être un journal quasi officiel ; un journal subventionné ! allaient même jusqu'à dire les calomniateurs, pourquoi la communication ne lui a-t-elle pas été faite et n'a-t-on pas, pour elle aussi, fait cesser le tirage s'il était commencé ? Depuis quand la feuille a-t-elle cessé de plaire ?"

 

Questions qui restèrent sans réponse, mais il devint vite évident que le gouverneur par intérim Picquié, dont La Batailleavait toujours jusqu'alors pris le parti, avantageait La Calédonie aux dépens de ses concurrents, non seulement en communiquant à ce journal en exclusivité une importante dépêche mais aussi en favorisant la candidature de l'Imprimerie Calédonienne contre l'Imprimerie Nouméenne dans le marché des imprimés du service local et de l'Administration pénitentiaire. À l'occasion de ces deux marchés qui échappèrent à l'Imprimerie Nouméenne, adjudicataire trois ans auparavant, il semble bien que les règles de l'adjudication aient, été plusieurs fois bafouées avec le plein accord du gouverneur.

Ballière, dans La Bataille, et Bridon, dans La France Australe, unis contre l'ennemi commun, le redoutable monopoliste qui semblait se révéler en la personne de Jean Oulès, prennent la défense de l'Imprimerie Nouméenne et démontrent, chiffres à l'appui, que les propositions de son directeur J.F. Lomont, étaient moins onéreuses pour l'Administration que celles de son concurrent.

Achille Ballière eut beau multiplier les attaques, mettre en doute la légalité de l'Imprimerie Calédonienne en tant que société anonyme, contester la légitimité de la position de Jean Oulès comme Conseiller général et membre de la Commission coloniale, incompatible, en vertu de l'article 8 du décret constitutif du Conseil général, avec la situation "d'entrepreneur de travaux publics rétribués par le budget dela colonie" qui était la sienne depuis qu'il avait obtenu le marché des imprimés du Service local et de l'Administration pénitentiaire, rien n'y fit.

L'Imprimerie Nouméenne qui ne pouvait continuer de fonctionner au même rythme qu'auparavant sans avoir les travaux assurés par des fournitures d'administration, dut licencier douze employés puis stopper la publication de La Bataille. Achille Ballière, interrompant alors sa carrière de journaliste colonial, s'embarqua pour la métropole le 21 mai.

La France Australe dut sans doute alors surtout à la hargne de son directeur de se maintenir en face de sa redoutable rivale.

Le 19 avril, Édouard Bridon inaugurait à son tour un service de "Cablegrammes"particulier, qu'il devait interrompre un mois et demi plus tard, cette innovation n'ayant pas contribué à faire augmenter le tirage.

Le gouverneur par intérim Gauharou, "ému de voir que la société du câble ne rendait en réalité aucun service au public alors qu'elle encaissait tous les ans 200 000 F aux dépens de 1a colonie, voulait qu'elle se donnât au moins la peine de transmettre journellement les nouvelles télégraphiques d'intérêt général qui sont publiées par la presse australienne" (141), Bridon s'était efforcé de trouver un agent sur place ; à Sydney, un certain Van de Velde fut pressenti qui demandait trois cent cinquante francs mensuels pour transmettre cent mots par jour au Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie qui aurait aussitôt mis les messages transmis à la disposition de la presse ; La France Australe et La Calédonie devaient seulement s'entendre pour assurer la rétribution de Van de Velde et profiter ensemble de ce service.

Sur ces entrefaites, le nouveau gouverneur titulaire étant arrivé, La Calédonie refusa d'entrer dans la combinaison imaginée par Léon Gauharou, prétextant un contrat en cours avec une agence australienne, en fait parce que Jean Oulès, qui avait eu une entrevue avec le gouverneur, entendait préserver pour son journal le privilège des dépêches télégraphiques, même si cela lui coûtait cher.

Édouard Bridon ayant proposé de prendre à sa charge la totalité de la somme demandée par le correspondant australien, à condition naturellement d'avoir l'exclusivité des nouvelles reçues au Gouvernement par ce canal, le gouverneur refusa parce qu'il aurait dû communiquer ces dépêches à Jean Oulès si celui-ci en avait fait la demande, étant donné qu'elles seraient passées gratuitement par le câble entretenu par la colonie. (142)

À la fin de l'année, on voit réapparaître une rubrique Cablegrammes dans La France Australe; elle est empruntée, sous une forme à peine déguisée, à La Calédonie.

 

3 - La presse de brousse.

 

On se souvient qu'en février 1885, il avait été question de fonder à Bourail un journal qui aurait eu pour titre La Solidarité. Nous avons vu comment ce projet avait échoué.

Près de cinq ans plus tard, les conditions générales n'étaient plus les mêmes : Bourail était le plus important centre de colonisation agricole de l'intérieur et si l'Administration pénitentiaire y était toujours toute puissante, son importance relative était en régression du fait des progrès réalisés par la colonisation libre et d'un début de relève des concessionnaires, anciens condamnés, par leurs descendants.

Paradoxalement, alors que Bourail était le centre le plus peuplé de la colonie aussitôt après Nouméa, ce village ne possédait pas de Commission municipale. Un arrête en avait bien créé une, le 31 décembre 1886, sept ans après l'institution du Conseil municipal de Nouméa et des neuf Commissions municipales de l'intérieur, mais elle avait été supprimée par décret du 9 avril 1888, ce qui laissait toute latitude à l'Administration pénitentiaire pour régenter à sa guise, non seulement ses administrés, mais aussi la population libre vivant sur le territoire de Bourail.

Bien entendu, les colons libres et les libérés, quelquefois réhabilités, qui s'efforçaient de reprendre une existence normale, supportaient avec de plus en plus d'impatience un tel état des choses. Leur désir unanime était de voir leur communauté bénéficier des mêmes institutions démocratiques que les autres.

Cet état d'esprit n'est sans doute pas étranger au fait qu'à la fin de 1889, alors que les productions de la presse nouméenne s'étaient, en quantité, situées cette année-là à un niveau jamais encore atteint, pour la première fois, depuis le départ de l'île des Pins des déportés de la Commune, la brousse allait produire un journal.

Bourail Illustré est annoncé par L'Indépendant et par L'Avenir le 26 novembre 1889. Le responsable de cette publication, Fréret, colon à Bourail, informe le public que son journal sera un hebdomadaire du dimanche "destiné à s'occuper des intérêts locaux, agricoles, industriels, commerciaux, etc... Il contiendra quelques articles de variété..."et, pour mériter le qualificatif de son titre, "chaque numéro publiera une vue d'après la photographie et les arts d'agrément y seront représentés quelquefois".

Le premier numéro devait paraître le 24 novembre, jour des courses de Bourail. Les journaux de Nouméa, après avoir souhaité la bienvenue à leur nouveau confrère, lui empruntèrent parfois des articles (143). C'est par ces emprunts seulement que l'on connaît un peu Bourail Illustré et que j'ai pu déterminer qu'il parut au moins jusqu'à la fin du mois de mars 1890. La France Australe du mois de juillet nous apprend d'autre part que l'hebdomadaire de Bourail a alors "cessé de paraître depuis quelques temps". L'entrefilet qui contient cette indication (144), avait pour but essentiel d'informer le public que Paul Delabaume ouvrait un cabinet d'affaires à Bourail et qu'il allait devenir en même temps "principal rédacteur du Bourail Illustré"dont les fondateurs, pensant que cette collaboration leur attirerait un surcroît d'abonnés, avaient décidé de reprendre la publication.

Bourail Illustré ne devait cependant plus paraître, il était remplacé en septembre par une autre publication, L'Indépendant de Bourail dont la rédaction était formée d'un "groupe de commerçants, éleveurs, cultivateurs libres", sans autre précision mais, à La France Australe, on prétend reconnaître d'après le style du programme du nouveau journal "une plume qui n'est pas inconnue à Nouméa, notamment des anciens lecteurs de la France Australe"; ces termes font bien entendu allusion à Paul Delabaume.

Dans le programme en question, il est dit en substance que "L'Indépendant de Bourail s'attachera surtout à l'étude des questions d'intérêt local, en laissant de côté la politique", ce qui suscite l'approbation du rédacteur du grand quotidien de Nouméa qui souhaite plein succès au nouveau venu car il pense qu'il est bon que la brousse ait un journal, "si toutefois la population y est assez nombreuse pour faire vivre un organe de publicité".

La France Australe, qui signale la naissance du nouveau journal de Bourail le 3 septembre 1890, témoigne également de son existence, par les emprunts qu'elle lui fait concernant des événements divers qui surviennent dans la localité, jusqu'en février 1891. Il peut être considéré comme certain que ce journal ne paraît pas au-delà., les relations que fait la presse nouméenne des inondations de Bourail consécutives au cyclone du 10 mars se réfèrent à des correspondances particulières, non à des articles du journal local comme c'était le cas auparavant. (145)

L'Indépendant de Bourail disparu, une troisième tentative est faite peu de temps après pour doter Bourail d'un organe de presse. La création du Courrier de Bourail est signalée, "un peu en retard" par L'Avenir du 23 avril 1891 qui reproduit un article du premier numéro du nouveau journal relatif aux libérés "ouvriers d'art", victimes à Nouméa d'expulsions presque journalières, "dans le but d'obliger les patrons à employer la main-d'œuvre reléguée" (146). L'article est polémique, dirigé contre l'Administration pénitentiaire dont il dénonce implicitement la collusion avec les exploitants de mines : les ouvriers d'art expulsés de Nouméa n'ayant d'autre ressource pour vivre honnêtement que d'accepter de travailler comme mineurs.

De même que ses deux prédécesseurs, Le Courrier de Bourail a été créé "pour défendre plus spécialement les intérêts du centre de Bourail", mais à la différence de ceux-là, il ne laisse pas de côté la politique et, en octobre, ses colonnes sont consacrées à la campagne pour l'élection du délégué. Il y est pris nettement parti en faveur de Roger contre Cudenet (147), le ton est correct, mais la pensée de l'auteur s'exprime de façon très directe, sans concession aucune.

Le Courrier de Bourail est le premier journal de l'intérieur dont on possède encore un exemplaire, déposé à la Bibliothèque Nationale, il s'agit du numéro 17 du dimanche 15 novembre 1891, c'est le dernier numéro attesté.

On peut voir, à l'examen de cet exemplaire, que Le Courrier de Bourail était une revue bimensuelle lithographiée, de quatre pages, coûtant cinquante centimes. Plus ou moins dirigée par un nommé Ruolz, commerçant à Bourail qui la finançait certainement, gérée par A. Prud'homme, cette production de la presse bouraillaise était imprimée par les frères Servais qui avaient découvert à Nékou, tout près de Bourail, un gisement de pierres lithographiques. Les frères Servais semblent avoir compté sur l'impression d'un journal pour démontrer la qualité de ces pierres et susciter l'intérêt de capitalistes qui auraient financé l'exploitation de leur carrière.

La première page du Courrier de Bourail du 15 novembre est consacrée à un article sur Les mines de la côte ouest, les pages suivantes renferment la relation de faits divers locaux, uneChronique des tribunaux, des annonces publicitaires et une partition musicale de P. Voisin intitulée Simplicité : Mazurka pour piano.

Après 1891, il n'est plus question de journal de Bourail jusqu'au mois de juin 1894 où l'Imprimerie Chaventré commence l'édition du Furet (148).

Le Furet est le premier journal de Bourail ayant paru de façon certaine pendant plus d'un an et dont il existe encore une partie importante de la collection.

Ce journal a connu deux périodes de publication. Il a d'abord paru régulièrement du 23 juin 1894 au 30 juin 1895. C'est alors une petite revue hebdomadaire de huit pages autographiées sur deux colonnes dont l'ensemble de la collection constitue un précieux document pour la connaissance du Bourail de cette époque en raison des descriptions qui sont faites de la localité, de son territoire colonial et de la condition des colons durant une période critique quand, après les inondations catastrophiques de 1893, les plus chanceux accaparaient les concessions de leurs voisins endettés, pratiquant un "struggle for life''sans pitié.

Dans un tel climat, le but que ses auteurs assignent au Furet est triple :

- Le journal doit distraire, c'est là son moindre devoir qu'il remplit modestement en livrant au public quelques petits feuilletons (149) ;

- Il doit informer et instruire, au moyen d'articles, d'avis publicitaires, en tenant une rubrique "Etat civil"et en publiant des mercuriales (150) ;

- Surtout, il doit combattre les abus. Le titre n'a pas été choisi sans intention, Le Fureta des dents pour mordre et ne s'en prive pas, avec modération d'abord, comme il paraît dans cette réponse à un correspondant :

 

"Au Furet, Monsieur, si nous combattons l'abus, nous sommes avant tout des gens d'ordre et de colonie, aussi les moyens violents ne seront jamais nôtres..." (151).

 

Le rédacteur semble alors ne pas se faire trop d'illusions sur l'influence que peut exercer son jeune journal :

 

"N'avons nous pas assez dit : que nos routes devenaient navigables ; que notre municipalité ne pouvait agir parce que la Commission n'avait pas encore fixé... etc ; que l'administration aussi... etc ; que voulez-vous que nous fassions de plus ?"  (151)

 

Mais au bout de six mois d'existence, il a acquis de l'assurance :

 

"Il est maintenant sevré, les dents de sagesse lui ont poussé et se trouve (sic) encore plus rempli d'ardeur pour continuer le bon combat contre les abus." (152)

 

Les principales cibles du Furet sont le Syndicat Calédonien, association constituée pour exploiter le service du tour de côte, et l'Administration pénitentiaire. À propos du tour de côte, dont le service en ce qui concerne Bourail est jugé déplorable, Le Furet émet de fréquentes et longues critiques, mais tous les rédacteurs du journal, s'ils sont d'accord sur le fond de la question, ne sont pas toujours du même avis quant à la manière d'énoncer les reproches et cela nous vaut le curieux spectacle d'un journaliste et de son rédacteur en chef qui polémiquent l'un contre l'autre dans les pages d'un même numéro du Furet. (153)

Les attaques contre l'Administration pénitentiaire sont bien entendu motivées par le désir de voir affranchir de sa tutelle tatillonne les colons libres de Bourail, et les concessionnaires libérés.

Les premières critiques valent d'ailleurs au Furet d'être contraint de déménager. L'Imprimerie Chaventré avait d'abord été installée dans l'ancien local du coiffeur, remis à neuf depuis l'inondation de 1893, dont le propriétaire était un condamné qui, bien qu'en cours de peine, avait été placé en liberté provisoire et autorisé à exploiter un commerce. Si la location de son local à un coiffeur n'avait jamais provoqué la plus petite observation de la part de l'Administration pénitentiaire, il en alla différemment lorsque ce même local fut loué à un imprimeur qui publiait un journal critiquant la puissante administration : le malheureux propriétaire reçut "l'ordre formel de donner immédiatement congé à l'Imprimeur du Furet". (154)

Toutefois, au Furet on était plus réaliste que rancunier et quand la campagne menée à Nouméa en faveur de la suppression de la transportation sembla sur le point d'aboutir, ses rédacteurs, conscients des réalités quotidiennes, produisirent une série d'articles dont le but était de démontrer que la suppression de la transportation entraînerait le renoncement à dix millions annuels que l'Administration pénitentiaire amenait à la colonie, ce qui serait très grave à un moment où étaient en crise les mines, seule véritable richesse d'un pays dont l'économie ne pouvait trop compter sur une agriculture à la limite de l'indigence, en raison des difficultés multiples qui enrayaient la mise en valeur des terres cultivables dont la superficie était par ailleurs insuffisante. (155)

L'argumentation ne manque ni d'exactitude ni d'habileté et quand Le Furet se fait l'écho des revendications ou des protestations des colons, c'est avec discernement qu'il publie leur correspondance (156), le souci majeur avoué par la rédaction étant de ne publier que des choses véridiques, d'éviter les personnalités et les ragots. (157)

Au bout d'une année, le 30 juin 1895, Le Furet est arrivé à atteindre son but : "prouver qu'un organe de publicité quelle que (sic) soit son peu d'importance, a sa raison d'être..."

La suite de l'avis publié comme article de tête dans ce numéro 54 annonce que Le Furet va cesser de paraître, mais momentanément seulement, il a besoin de repos :

 

" Mais ce repos n'est qu'un prétexte pour réaliser les rêves ambitieux qu'il a conçus : il est fatigué du terre à terre de l'autographie et désire s'élever vers les hauteurs typographiques ! pendant ce temps de repos son plan sera mis à exécution. Le Furet ne sera plus seulement le journal de Bourail, il veut être le journal de la Brousse en général,…" (158)

 

Cet ambitieux programme devait être réalisé, Le Furet parut de nouveau, typographié, mais plus tard que prévu. La presse typographique se fit en effet attendre au point de devenir l'objet de promesses électorales de la part des candidats aux élections de conseillers généraux de la circonscription de Bourail.

Selon un article signé "Lux" paru dans La France Australe du 17 février 1898, Jean Oulès, qui avait promis depuis longtemps cette presse, se serait vu reprocher par les électeurs de Bourail, en août 1896, de ne pas avoir tenu ses engagements à ce sujet. "Lux" voit là une cause fondamentale de l'échec à ces élections du conseiller général sortant et il nous apprend que son concurrent heureux, Fournier, "représentant d'une grande maison", qui s'était engagé à faire venir, s'il était élu, "une presse de Paris, à bon compte, payable tant par mois", s'empressa de tenir sa promesse.

Je ne sais pas à quelle date exacte reprit la publication, ni quand elle cessa définitivement et, faute de posséder un seul exemplaire du Furetseconde manière, il ne m'a pas été possible d'apprécier s'il devint effectivement "le journal de la Brousse en général".Tout ce que je peux dire c'est que sa résurrection, qui ne peut être antérieure aux tout derniers mois de 1896, est attestée par des emprunts que lui fait la presse nouméenne pendant les quatre derniers mois de 1897 et jusque en juin 1898. (159)

Rédigé par Claveranne et Chaventré, "plumitifs formés à l'école de Charrière", "à la solde d'un Metzger sans poils" (160), Le Furet, semble avoir repris sur sa lancée de 1894-95 sa politique de défense des colons mais en jouant de l'opposition entre les intérêts de la Brousse et ceux de Nouméa, à une époque où, en pleine crise de "colonisation Feillet", nous le verrons, un tel dualisme constituait un des ressorts de la vie politique interne de la colonie.

À la fin de 1898, Le Furet n'existe probablement plus ou alors, il y aurait eu, ce qui est douteux, deux journaux à Bourail étant donné que l'existence d'une feuille ayant pour titre Le Progrès est attestée dans cette localité d'octobre 1898 à mai 1899. (161)

En dehors des journaux de Bourail, je n'ai trouvé qu'une seule production de presse de la brousse, elle a été le fait de la Mission qui édita, fin 1893 début 1894, Le Messager des Loyalty sous la direction du R.P. Fraysse.

Il s'agit d'une feuille typographiée de quatre pages sortant deux fois par mois des presses de l'Imprimerie Catholique de Nathalo (Lifou). Le Messager des Loyalty est rédigé sur trois colonnes, en français et en langue de Lifou, son principal objectif avoué étant d'aider à répandre l'usage du français chez les indigènes tout en préservant l'une des langues traditionnelles, afin de lutter contre l'envahissement de l'anglais et surtout du "bichelamar" dont l'usage se répandait alors aussi bien chez les canaques que chez les colons et les navigateurs immigrés. (162)

Ce journal qui, en plus des bureaux de Lifou avait des correspondants à Nouméa, à Maré et à Ouvéa ne semble pas avoir été cependant autre chose qu'une production de circonstances, en un temps où l'Administration s'intéressait tout particulièrement aux Loyalty qui constituaient un réservoir de main-d'œuvre importante et précieuse. En septembre 1893, des mesures étaient prises en vue d'effectuer un recensement de la population de chaque île de l'archipel, d'y établir l'état civil et d'y développer l'instruction en vue de réaliser l'assimilation des indigènes pendant que, d'autre part, un arrêté du gouverneur en date du 1er septembre établissait une réglementation des conditions d'engagement des Loyaltiens venant travailler sur la Grande Terre.